Portraits de familles

UHODA Les frères entrepreneurs

Ils rêvaient d’Amérique. La Belgique était censée n’être qu’un point d’arrêt depuis la Yougoslavie. Mais les réalités financières couplées au décès du père stoppèrent le voyage des Uhoda. Lorsqu’il débarqua en 1926 à Seraing avec sa mère et ses soeurs, Stipan n’avait que 2 ans. Les premières années, la subsistance de la famille fut assurée par la vente de légumes.

Puis Stipan devint ouvrier, avant de se reconvertir dans le service automobile. Il lança le premier car wash automatique liégeois, acquit la station essence au pied du pont Kennedy. Il eut 5 fils. Stephan, Georges, Etienne, Gabriel et Claude. Tous sont devenus entrepreneurs.  » Ce n’est sans doute pas un hasard, suppose Stephan Uhoda. Papa était un bon commerçant, très apprécié. Il nous a montré l’exemple.  »

Stephan et Georges ont repris et fait fructifier le business familial. La Uhoda SA comporte aujourd’hui une quarantaine de stations en Wallonie et à Bruxelles, des car wash et des parkings. Chiffre d’affaires : 21 millions d’euros. Début des années 1990, les deux frères ont aussi racheté une société au bord de la faillite qui appartenait à la Région wallonne, Cecoforma. Chiffre d’affaires : 57,2 millions d’euros, grâce à des événements organisés par la Commission européenne  » d’un budget allant de 20 000 à 2 millions d’euros « .

Grands amateurs d’art contemporain, ils sont aussi propriétaires d’une collection  » de quelques centaines de pièces « . D’où leur intérêt, aujourd’hui révolu, pour l’exploitation du futur CIAC (Centre international d’art et de culture). D’ailleurs, ils parrainent à l’occasion de jeunes artistes et organisent des expositions. Mais toujours dans la réserve.  » Je ne suis pas un homme de réseau. Je ne suis même pas au Lions Club ! s’exclame Stephan Uhoda. Je préfère la discrétion, même si la taille de nos entreprises nous amène forcément un peu dans la lumière.  »

Le nom de son frère, Gabriel, défraie plus souvent la chronique. Il fut beaucoup cité dans l’affaire Cools en raison d’une enveloppe qu’il aurait fait remettre à Alain Van der Biest deux mois après l’assassinat du leader socialiste. Il est aujourd’hui à la tête d’un groupe exploitant des maisons de repos. Avec Ethias, il fut aussi à la base du Jala Hôtel, un complexe 4-étoiles qui a fermé ses portes fin 2013. Deux ans seulement après son ouverture, conséquence d’un partenariat financier qui avait tourné au vinaigre, l’assureur reprochant une gestion opaque des comptes.

Etienne Uhoda, aujourd’hui décédé, fut le fondateur du restaurant La Cantina, l’une des adresses les plus prisées des politiques liégeois, en particulier par Jean-Claude Marcourt, qui fut son ami. C’est sa fille, Stéphanie, qui a pris la relève. Quant à Claude Uhoda, il exploite une blanchisserie, La Lavandière.

VAN ZUYLEN Fortuné Chat Noir

Connaître le nombre exact de ses cousins ?  » Impossible ! Il y en a trop « , s’exclame Martine van Zuylen, l’une des dernières représentantes liégeoises de cette famille à l’arbre généalogique luxuriant, mais dont toutes les branches convergent vers une même racine : Bernard van Zuylen.

Ce Néerlandais avait quitté la région de La Haye pour ouvrir, en 1804, un comptoir de vente de café. Une affaire prospère, qui donna lieu à la création de la marque Chat Noir en 1920 et qui fut transmise de génération en génération pendant 176 ans ! La petite boutique de la rue Feronstrée, détruite par un bombardement durant la Seconde Guerre mondiale, fut remplacée en 1957 par une usine en bord de Meuse, à Jupille, voisine des installations Piedboeuf.

Un bâtiment dessiné par l’architecte moderniste Georges Dedoyard, le même qui signa les Bains de la Sauvenière aujourd’hui transformés en espace culturel. Car la famille van Zuylen aime l’art : le grand-oncle de Martine, Ernest, était un mécène collectionneur, proche du mouvement Cobra. Charles, son père, garda le même goût pour la culture et le lui transmit, elle qui fut pendant plus de vingt-cinq ans responsable communication de l’Opéra Royal de Wallonie et qui exerce aujourd’hui les mêmes fonctions chez Cecoforma.

En 1980, découragé par les investissements technologiques à réaliser et le prix du café qui avait grimpé en flèche, Charles van Zuylen revendit Chat Noir au groupe Jacobs-Suchard. Voilà pour la branche café. Mais certains des enfants de Bernard van Zuylen, puis leurs descendants, prospérèrent aussi dans le tabac à Anvers en fondant Tabacofina, firme qui distribuait entre autres les cigarettes Belga.

Aujourd’hui, les van Zuylen ont délaissé le tabac comme le café, et plus aucun n’a embrassé de carrière religieuse, comme l’avait fait Guillaume-Marie, 89e évêque de Liège décédé en 1986. Beaucoup habitent désormais Bruxelles et sont avocats, banquiers, assureurs… L’un d’entre eux, Eric, est producteur de cinéma et son fils, Thomas, est réalisateur. On retrouve aussi quelques membres de la famille du côté de Visé mais aussi en… Australie !

L’entrepreneuriat qui fit les beaux jours de la famille s’est éteint. Quoique ? Le fils de Martine, Alexandre Dallemagne, vient d’investir chez Spark Racing Technology, un constructeur automobile français concevant des Formula E, version électrique des F1. Le début d’une nouvelle success-story chez les van Zuylen ?

PIEDBOEUF/ VAN DAMME Les barons de la bière

C’est à Liège que l’une des trois familles les plus riches de Belgique doit sa fortune. Plus précisément aux collines de Jupille où poussaient autrefois orge et houblon et sous lesquelles coulent des sources réputées d’une grande pureté. Mais les Piedboeuf ne les exploitèrent pas d’emblée. Ce fut d’abord dans la chaudronnerie industrielle qu’ils amassèrent leurs premiers deniers. En 1812, Jacques-Pascal Piedboeuf (de son vrai nom Dujardin) fonda sa fabrique de chaudières vendues à des brasseries belges et allemandes qui, à l’époque, fleurissaient à chaque coin de rue ou presque. Gros succès. Deux filiales furent même ouvertes à Düsseldorf et Aix-la-Chapelle.

A force de fréquenter des brasseurs, son fils Jean-Théodore finit par avoir envie de manier le houblon lui aussi. Dès 1853, il installa dans les caves du château familial sa propre fabrique de bière et donna son nom au breuvage. Tiède réussite. D’autant que les installations furent détruites durant la Première Guerre mondiale.

Son fils Henri prit la relève dès 1915 pour tenter de repartir à zéro. Mais c’est son beau-frère, l’époux de sa soeur Eugénie, qui parvint à faire décoller le business. Un certain Albert Van Damme, venu de Blankenberge pour parfaire son français et étudier le commerce. Il persuada sa belle-famille de se tourner vers le brassage à basse fermentation, même procédé que celui employé pour les bières allemandes qui faisaient un tabac à l’époque. Une intuition payante : les ventes explosèrent et l’usine devint le ciment économique de Jupille, occupant des centaines de personnes. Mais il faudra attendre les années 1950 pour que la première  » pils  » sorte des cuves : la Jupiler Urtyp, ancêtre de la Jupiler 5 qui elle-même donnera lieu à la bière aujourd’hui la plus bue du pays.

Albert pensait que l’un de ses fils, Jean, reprendrait les rênes de la structure familiale, mais il n’en fit rien. Le fils de celui-ci, Alexandre, prit par contre la relève et fait aujourd’hui toujours partie du conseil d’administration d’AB InBev, ce géant brassicole belgo-brésilien qui pèse une quarantaine de milliards. Diplômé de la Solvay Business School, c’est d’ailleurs lui qui a piloté la plupart des fusions qui transformeront Piedboeuf en Interbrew suite au mariage avec Stella Artois, puis en InBev grâce au rapprochement avec le brasseur brésilien AmBev, puis enfin AB InBev, conséquence du rachat de Anheuser-Busch.

L’influence du discret milliardaire serait toujours très forte au sein de l’entreprise, même s’il n’en possède désormais plus que des parts minoritaires. Il est aussi actionnaire de Burger King. Autant dire qu’il n’a plus rien de Liégeois. Il est d’ailleurs un supporter inconditionnel (et administrateur)… du Royal Sporting Club d’Anderlecht. Quant à ses deux cousins, Patrick et Philippe Van Damme, ils vivent toujours à Liège.

DEHOUSSE L’intellect en héritage

Lorsque Jean-Maurice Dehousse évoque sa famille, les anecdotes s’enchaînent sans discontinuer. D’abord sur ses grands-pères. L’un (côté maternel) qu’il n’a pas connu, mort en 1918 de la grippe espagnole, mais dont il a lu les poèmes et les pièces en wallon. L’autre (côté paternel) comptable aimant mais distant, lui aussi auteur de poésie et d’opérettes en wallon.

Sans doute transmirent-ils à leurs enfants respectifs le goût des choses de l’esprit. Les parents de l’ancien ministre socialiste furent tous deux des intellectuels de premier rang. Sa mère, Rita Lejeune, fut l’une des premières femmes à enseigner à l’Université de Liège, à une époque où rares étaient les jeunes filles qui poursuivaient des études secondaires et encore moins universitaires. Philologue, spécialiste de la littérature médiévale et wallonne, elle s’est éteinte en 2009, à l’âge de 103 ans.  » Un jour, en réponse à une remarque d’André Cools, j’ai dit devant l’assemblée qu’effectivement, j’étais le fils de mon père, sourit Jean-Maurice Dehousse. Mais que cela aurait pu être pire, car j’étais aussi le fils de ma mère et qu’elle avait une sacrée personnalité !  »

Le fruit ne tombe jamais loin de l’arbre. Et même s’il s’était juré le contraire, ce diplômé en droit finira par suivre les traces de son père, Fernand Dehousse. Lui aussi juriste, entre autres ministre des Relations communautaires, entre autres cheville ouvrière de la première réforme de l’État, entre autres représentant de la Belgique à l’assemblée générale de l’ONU. Jean-Maurice deviendra même son chef de cabinet ( » une situation très difficile à vivre… pour les autres, car entre père et fils, les relations sont faussées « ) avant de se lancer également dans l’arène politique, à la demande d’André Cools. Député, conseiller communal, ministre de la Culture, ministre-président wallon, ministre de l’Economie, ministre fédéral de la Politique scientifique, bourgmestre de Liège puis eurodéputé.

A 77 ans, dénué de tout mandat politique depuis 2006, Jean-Maurice Dehousse n’en reste pas moins actif, notamment comme vice-président de l’Intercommunale de gestion immobilière liégeoise (IGIL).  » Je déteste l’ennui « , confie-t-il au milieu de son bureau débordant d’archives encartonnées. Ses enfants perpétuent aujourd’hui la tradition intellectuelle (et européenne) familiale. Franklin, son aîné, fut conseiller de Dehaene, Verhofstadt et Spitaels, professeur, spécialiste de l’Europe et siège aujourd’hui comme juge à la Cour de justice des communautés européennes. Renaud est professeur d’université et directeur du Centre d’études européennes de Sciences Po Paris. Marianne a eu une carrière internationale chez Toyota, parle couramment le chinois et travaille aujourd’hui au sein de l’European Brands Association. Roland est traducteur à l’Union européenne. Enfin, Julien, son enfant québécois, travaille dans le gardiennage.

NAGELMACKERS Un nom derrière chaque industrie liégeoise

Difficile de remonter avec exactitude jusqu’aux plus hautes branches de l’arbre généalogique des Nagelmackers. Une famille qui portait bien son nom ( » fabricants de clous « ), puisque les traces les plus anciennes, datant du VIIIe siècle, font référence à des cloutiers actifs dans le Brabant néerlandais.

Mais à Liège, ce patronyme s’imposera sur la scène du pouvoir avec Pierre (Peter) Nagelmackers qui, après une carrière de meunier, fonda en 1747 avec son fils Gérard la banque qui portera leur nom jusqu’en 2005, année de la fusion avec Delta Lloyd Bank. Au départ petite infrastructure, elle deviendra l’un des groupes bancaires les plus importants du pays aux XIX e et XXe siècle, sous la houlette de Gérard Théodore représentant de la troisième génération, qui embrassa aussi une carrière politique.

Propriétaire du château d’Angleur, c’est également lui qui fut à l’origine – avec quelques-uns de ses industriels d’amis – du Passage Lemonnier, la plus ancienne des galeries commerçantes de Belgique qui vient de fêter son 175e anniversaire. Ses descendants, actionnaires de père en fils, ne manquèrent pas de faire fructifier l’immense fortune familiale, en investissant aussi dans de multiples projets industriels. Métallurgie, armurerie (FN), cristallerie, électricité, charbonnages… Rares sont les entreprises liégeoises d’antan à ne pas avoir compté un Nagelmackers parmi leurs actionnaires.

C’est également sous la houlette d’un membre de la famille, Ernest, que Liège organisa l’Exposition universelle de 1905. Et c’est toujours un Nagelmackers, Jules, que l’on retrouve parmi les fondateurs historiques du journal La Meuse (1856). Parmi les prénoms connus, impossible de passer à côté de celui de Georges. Arrière-arrière-petit-fils de Pierre, envoyé aux Etats-Unis par son père pour lui faire oublier l’amour qu’il portait à sa cousine, il en revint avec l’idée de créer la célèbre Compagnie internationale des wagons-lits (1872), qui donnera naissance, une dizaine d’années plus tard, au mythique Orient-Express reliant Paris à Constantinople (l’ancienne Istanbul).

Le pouvoir économique des Nagelmackers s’est progressivement étiolé après la Seconde Guerre mondiale, au fur et à mesure que les perles industrielles d’antan perdaient de leur éclat. La fin de l’indépendance historique de la banque en 2001 lors de la reprise par Delta Lloyd puis son absorption par le même groupe néerlandais quatre ans plus tard donnèrent l’ultime coup de grâce.

Ce nom de famille reste très répandu à Liège, mais ceux qui le portent n’occupent plus de place particulière sur la scène économique. Aujourd’hui, l’annuaire de la Société littéraire, ce club qui rassemble la noblesse liégeoise, ne compte plus qu’un seul Nagelmackers : Alain, CEO de Bodart & Gonay, une société qui conçoit des poêles à bois.

Par Mélanie Geelkens

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