Poker menteur

Le VLD de Guy Verhofstadt voudrait éloigner durablement le spectre du CD&V. Mais a-t-il vraiment tous les atouts de son côté?

La scène politique est un formidable repaire de visionnaires, de stratèges plus ou moins machiavéliques, de courtisans et de… traîtres. C’est ainsi que le VLD qualifie désormais le sulfureux Ward Beysen, ce député européen qui a décidé de faire dissidence en battant pavillon d’une droite libérale pure et dure, sous le label « Liberaal Appel ». Décidément, les libéraux flamands ont l’art de se tirer une balle dans le pied. En 1988, déjà, la prétendue arrogance du ministre du Budget de l’époque (le jeune Guy Verhofstadt!) aurait, dit-on, coûté à la famille libérale sa place au gouvernement. Ici encore, à quatre mois des élections législatives fédérales du 18 mai, les « bleus » semblaient jouer sur du velours: ces dernières semaines, la reconduction du gouvernement arc-en-ciel – libéraux, socialistes et écologistes – était donnée gagnante dans les états-majors de tous les partis. Mais voilà que le VLD éternue, et c’est tout le fragile équilibre du château de cartes qui est menacé. Car, foi d’analystes politiques, une chose est sûre, au moins: les lendemains de scrutin se joueront en Flandre, où les vainqueurs devraient déterminer la composition du gouvernement fédéral. Pourquoi les partis francophones risquent-ils fort d’en être réduits, malgré eux, à l’expectative? Un: la tradition veut que le premier parti du pays prenne l’initiative des contacts postélectoraux. Or les données démographiques sont telles que ce n° 1 est toujours flamand. Deux: le jeu est autrement plus ouvert au nord du pays, où le CD&V (ex-CVP) a perdu sa position dominante – pendant quarante ans, les sociaux-chrétiens ont choisi de s’allier en alternance avec la gauche socialiste ou la droite libérale, parfois même avec les deux. Cette fois, tous les scénarios sont possibles. Au Sud, en revanche, la position de force du PS – lequel penche résolument en faveur de la reconduction de la majorité actuelle – ne devrait pas être menacée.

Les avatars du VLD ajoutent du piment à la grande bataille de Flandre pour la quête du leadership électoral. Lors des élections de 1999, marquées par la bérézina sociale-chrétienne, les libéraux flamands décrochaient le statut envié de premier parti, celui qui fournit traditionnellement le Premier ministre: le VLD remportait 22,67% à la Chambre (fédérale) des représentants, pour 22,62% au CVP! Depuis lors, l’ancienne pièce maîtresse des coalitions n’a pas vraiment profité des vertus de l’opposition pour se refaire une santé. « Le déclin de la démocratie chrétienne est une tendance de fond, observe Kris Deschouwer, politologue à la VUB. Elle représentait 60% de l’électorat flamand en 1950, 30% au début des années 1990, 22% aujourd’hui. Je ne donne pas beaucoup de chances au CD&V de réaliser un retour en force. » Les derniers sondages d’opinion semblent d’ailleurs accréditer l’idée que les choix de l’électeur ne devraient pas subir de fortes variations par rapport à 1999. Certes, les mauvais scores sociaux-chrétiens de l’époque étaient peut-être dus, en partie du moins, à des facteurs conjoncturels (la crise de la dioxine): un sursaut n’est donc pas à exclure. Il n’empêche: même si le CD&V a quelque peu rajeuni ses cadres et si l’approche de l’échéance électorale met une sourdine à la contestation de la présidence menée par Stefaan De Clerck, le parti chrétien n’apparaît pas (encore?) comme une alternative crédible à la majorité arc-en-ciel. Laquelle semble toujours avoir la cote dans l’opinion. Le CD&V gagnerait sans doute à définir sa nouvelle identité, à renoncer à son image de parti d’Etat, voire à renvoyer aux oubliettes de l’Histoire sa génération d’anciens ministres quinquagénaires poussiéreux. Un fameux dilemme, il est vrai: en sacrifiant ces hommes qui jonglent avec la complexité des rouages institutionnels, il perdrait, aussi, un savoir-faire de premier plan. Quoi qu’il en soit, les partis de l’arc-en-ciel n’ont pas les mêmes états d’âme: quasi unanimes, ils rêvent d’affaiblir durablement la famille chrétienne en l’écartant du pouvoir pendant quatre ans encore.

Attrape-toute

Encore faudra-t-il en être capable! Paradoxalement, tout dépend donc du… VLD. Au sein de ce parti en ébullition, les plus optimistes (tels Guy Verhofstadt ou son président Karel De Gucht) attendent le verdict du 18 mai avec une grande impatience. Grâce à la réforme de l’impôt, surtout, les libéraux estiment avoir marqué le gouvernement de leur empreinte. Pour vaincre à nouveau le CD&V et s’ériger en grand parti populaire résolument campé au centre de l’échiquier politique, De Gucht a ratissé large. Avec un certain succès. Les libéraux flamands ont, en effet, accueilli plusieurs transfuges de la défunte Volksunie et même de l’ex-CVP: quatre anciens présidents de parti (!), quelques personnalités charismatiques, d’autres un peu moins. Par cet apport de transfuges, le groupe VLD a gagné 3 sièges à la Chambre des représentants. Et, même si cela ne « paie » pas encore dans les sondages, la direction du parti espère forcément engranger un petit bonus électoral, censé faire toute la différence. Revers de la médaille, toutefois, ces grandes manoeuvres ont augmenté les risques de contradictions internes, voire de cacophonie, et glacé l’aile droitière classique du parti. Les conservateurs du VLD regrettent la transition vers une doctrine économique plus « sociale » et un libéralisme assez progressiste sur le plan éthique (euthanasie, mariage homosexuel, recherche médicale sur embryons…). Ainsi, ces dernières semaines, le président Karel De Gucht a dû rappeler à l’ordre le républicain déclaré Vincent Van Quickenborne (ex-Volksunie) et l’ancien coach de judo Jean-Marie Dedecker, aux frasques répétées. Il s’est ensuite résolu à exclure du parti l’ancien trésorier Leo Goovaerts, qui accusait ouvertement le Premier ministre de ne pas lui avoir remboursé un prêt consenti en 1988. Plus grave: De Gucht a assisté, impuissant, au départ fracassant de l’eurodéputé Ward Beysen, officialisé le 19 janvier. Peut-être assisté par Goovaerts et, assurément, par quelques centaines de partisans d’une droite plus radicale (notamment sur le terrain de la sécurité et de l’immigration, deux thèmes sensibles de la campagne électorale), Beysen présentera « ses » listes dissidentes au Sénat et, pour la Chambre, à Anvers. Même si cet « Appel libéral » ne décroche que quelques milliers de voix, elles compteront forcément dans le probable coude-à-coude entre les deux premiers partis de Flandre. « Le VLD récolte ce qu’il a semé, estime Vincent de Coorebyter, le directeur général du Crisp (Centre de recherche et d’information sociopolitiques). Karel De Gucht déclare à qui veut l’entendre que « tout le monde doit pouvoir se retrouver dans le programme du VLD ». Sa formation évolue donc vers un grand parti attrape-tout à l’américaine. Des personnalités de poids risquent de ne plus se reconnaître dans cette évolution. C’est le cas, notamment, de Herman De Croo, l’ex-président libéral devenu président de la Chambre. La société belge est fondée sur des clivages et des familles. La logique libérale de l’élargissement est toute différente. Le VLD pourrait donc perdre sur un flanc… ce qu’il gagne sur l’autre. » Quant au « cas Beysen », il est lourd de symbole. L’eurodéputé a toujours eu une attitude relativement bienveillante à l’égard des thèses du Vlaams Blok et critique vis-à-vis du cordon sanitaire. « Un nouveau risque de contamination ou, à tout le moins, de banalisation de l’extrême droite », avertit de Coorebyter.

Précisément, la présence encombrante du parti de l’Anversois Filip Dewinter pourrait compliquer encore un peu plus la formation d’une coalition au nord du pays. Le Vlaams Blok représentait 15,3% de l’électorat flamand aux législatives de 1999 – un souffle d’avance sur les socialistes! Nul ne sait s’il ne progressera pas à nouveau. « Le Blok ne s’embarrasse pas des mêmes nuances que le CD&V, observe Kris Deschouwer (VUB). Il dépense ses deniers exclusivement à communiquer. En fait, il intervient peu dans le débat public. Mais, à chaque fois qu’un thème est porteur pour lui, il sort de sa tanière de manière fracassante.Il y a quatre ans, Guy Verhofstadt a eu tort de déclarer que les succès de l’arc-en-ciel permettraient d’endiguer la montée de l’extrême droite. Les choses ne sont évidemment pas aussi simples… » D’autant que le paysage politique flamand est redoutablement morcelé. Ce qui permet au Vlaams Blok d’avoir une influence supérieure à son poids électoral réel et contraint les autres partis à se coaliser pour faire front. « Malgré la fin de la Volksunie, la Flandre a loupé l’occasion unique de se recomposer, estime Stefaan Fiers, politologue à la KULeuven. Un petit parti nationaliste s’est maintenu – la Nieuw-Vlaamse Alliantie (NVA) du député Geert Bourgeois – et la dissidence de Beysen fait en sorte qu’on recense même un parti de plus! »

Rapports ambigus

Au jour « J », qui tirera les marrons du feu? Plusieurs scénarios se dessinent. 1. Si les libéraux du VLD remportent les élections ou, à tout le moins, restent le premier parti flamand, la coalition arc-en-ciel prolongerait vraisemblablement son bail de quatre ans, toujours sous la direction de Guy Verhofstadt. A condition que les socialistes du SP.A et/ou les écologistes d’Agalev ne s’écroulent pas. Mais dopé par la forte présence de ses ministres et de quelques transfuges populaires de la défunte VU, le SP.A ne devrait guère éprouver de difficultés à améliorer son score médiocre de 1999 (15%). Quant à Agalev, il semble beaucoup plus fringant qu’on le dit parfois. Assumant mieux les petites compromissions du pouvoir qu’Ecolo, les Verts flamands semblent prêts à rempiler, même s’ils devaient perdre 1 ou 2% de « parts de marché » dans l’aventure (11% en 1999). Dans ce scénario, la Flandre connaîtrait une vraie mutation historique, susceptible d’accélérer l’agonie de l’ancien grand parti chrétien.

2. Si le CD&V crée malgré tout la surprise et coiffe le VLD d’une tête, plusieurs choix seraient possibles. Y compris… la reconduction de l’arc-en-ciel. « Etant donné l’intention unanime des partis flamands d’approfondir la réforme de l’Etat au lendemain des élections régionales de 2004, il sera toutefois difficile de justifier le maintien dans l’opposition du parti le plus important de Flandre », commente le politologue Pascal Delwit (ULB). D’ailleurs, en cas de défaite, le VLD sera peut-être tenté de jeter l’éponge. Gouverner sans les libéraux flamands? Pas si vite! Rien ne dit qu’au Parlement le CD&V, le SP.A et Agalev obtiendront une majorité suffisante pour former une coalition de centre gauche. Du reste, les sociaux-chrétiens n’ont jamais caché leur profonde aversion à l’égard des écologistes. D’où les rapports ambigus qui unissent encore le VLD et le CD&V: même s’ils font mine de se détester et s’ils rivalisent d’agaceries – le président des libéraux est entré en croisade contre l’enseignement libre -, ces deux-là savent qu’ils peuvent être amenés à gouverner ensemble. Et – pourquoi pas? – avec le renfort du SP.A, au sein d’une tripartite classique soutenue par une large majorité de parlementaires. Bien sûr, la perspective d’une union sacrée entre les libéraux et les sociaux-chrétiens, deux partis au profil très flamand, n’enchante guère les formations francophones de la coalition arc-en-ciel. Mais, de cela, les « grands » de Flandre n’ont cure…

Philippe Engels et Isabelle Philippon

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