Plan contre la fraude : feu rouge et orange !
Et la lutte contre la fraude fiscale et sociale, ça avance, mon général ? Exclusif : Le Vif/L’Express s’est procuré le premier rapport de suivi du plan d’action du gouvernement. Résultat : bilan mitigé.
Elio Di Rupo l’avait présenté sur un ton martial début mai 2012, entouré de plusieurs ministres de son gouvernement. La lutte contre la fraude ne serait plus un vain mot. On allait voir ce qu’on allait voir. Et voilà brandi le plan d’attaque contre la fraude sociale et fiscale ! Un plan détaillé en une bonne centaine de mesures tactiques impliquant les généraux des Finances, de la Justice, de l’Intégration sociale, des Classes moyennes… Le jeune secrétaire d’Etat John Crombez (SP.A), adjoint au Premier ministre, était chargé de coordonner la campagne.
Tout cela était la suite logique de l’accord de gouvernement de décembre 2011, véritable déclaration de guerre aux fraudeurs. Jamais un exécutif fédéral n’avait avancé un plan de bataille aussi ambitieux et fouillé. C’est qu’en temps de crise économique et de rigueur budgétaire, la manne des pirates – soit le fruit de la fraude organisée – est particulièrement ciblée par les pouvoirs publics. Bref, le plan d’action 2012-2013 était censé soutenir magistrats et fonctionnaires dans leur combat contre la fraude fiscale, sociale et aux allocations en fourbissant leurs armes de manière plus efficace.
Qu’en est-il aujourd’hui, près d’un an plus tard ? Le Vif/L’Express s’est procuré le premier rapport de suivi du Plan d’action du collège pour la lutte contre la fraude, daté du 24 janvier (à lire intégralement sur levif.be). Créé en 2008, ce collège se compose de membres du gouvernement, de la magistrature et de l’administration. Présidé par le secrétaire d’Etat à la Lutte contre la fraude, il veille à l’exécution du plan d’action.
Dans ce rapport d’une quarantaine de pages, Crombez a accolé à chaque projet un clignotant vert, orange ou rouge en fonction de son degré de réalisation, le vert signifiant » projet achevé « , le rouge » pas encore en cours de réalisation « . Au premier coup d’oeil, le vert se fait rare. Tous comptes faits, sur un total de 118 points, on relève 32 clignotants rouges, 72 orange, 12 verts et 2 sans couleur. Autre constat : les projets concernant la fraude sociale semblent plus avancés que ceux liés à la fraude fiscale.
Résistances politiques ?
» Ce premier bilan n’est pas très convaincant, tranche un magistrat financier à qui nous avons soumis le rapport. Le plan d’action contient pourtant de très bonnes mesures. Si tous les points se concrétisaient, il y aurait une réelle avancée en matière de lutte contre la fraude. Mais le temps joue contre nous. La législature se termine dans un an et demi. Il ne faut pas être devin pour prédire que nombre de projets seront encore en suspens en juin 2014, d’autant que beaucoup nécessitent un processus parlementaire. Il risque d’y avoir des résistances politiques au sein de la majorité… »
Un haut fonctionnaire du SPF Finances se montre également sceptique : » On constate certes des progrès, observe-t-il. La règle Una Via (NDLR : point 1 du rapport) qui oblige désormais le fisc à choisir entre la voie administrative ou la procédure judiciaire pour traiter un dossier est aujourd’hui appliquée. Du personnel a été recruté, notamment à l’Inspection spéciale des impôts (ISI), pour le datamining (NDLR : croisement des données entre administrations pour mieux repérer les cas suspects, chantier 7 du Plan). Cela dit, si on compare la couleur des clignotants, on constate clairement qu’il y a un plus grand consensus politique sur la fraude sociale que sur la fraude fiscale. »
Un auditeur du travail confirme : » Beaucoup de projets évoluent favorablement dans le domaine de la lutte contre la fraude sociale et la fraude aux allocations, note-t-il. Notamment, les différentes initiatives du plan d’action concernant le sujet crucial des domiciles fictifs, utilisés, par exemple, pour obtenir de fausses attestations permettant d’émarger au chômage ou pour échapper au taux d’imposition pour cohabitants. »
Dans l’opposition, le député Georges Gilkinet (Ecolo), président de la commission Finances de la Chambre, juge le rapport décevant : » Le secrétaire d’Etat semble volontaire, dit-il. Mais de trop nombreux points du plan restent vaseux. Le déséquilibre entre fraude sociale et fraude fiscale se marque aussi au niveau de la protection de la vie privée, évoquée dans certains projets. Un argument souvent brandi lorsqu’il s’agit de fraudeurs fiscaux et oublié lorsqu’il s’agit des données personnelles des fraudeurs sociaux… »
Points ultrasensibles
John Crombez, lui, est beaucoup plus optimiste : » C’est vrai qu’il y a encore peu de clignotants verts, reconnaît-il. Mais ceux-ci s’affichent quand les projets sont vraiment bouclés. Donc, pas de tromperie sur la marchandise. Rappelons aussi que le plan a été présenté au mois de mai. Par ailleurs, concernant les clignotants orange, il faut savoir que les deux tiers des dispositions qui nécessitent un processus législatif ont déjà été avalisées par le conseil des ministres. Une partie d’entre elles doivent passer au Parlement. Je ne ressens pas de tensions politiques au sein de la majorité, sinon je le ferais savoir. »
Certains points paraissent néanmoins très sensibles. Ainsi le projet d’inscrire dans le code pénal le délit spécifique de fraude fiscale grave ou organisée. C’est aussi le cas de la prescription en matière d’usage de faux à des fins fiscales : le plan d’action veut ancrer dans la loi la jurisprudence de la cour de cassation, selon laquelle il ne peut y avoir de prescription tant que le faux est utilisé (une épée de Damoclès pour les fraudeurs !). C’est enfin le cas de l’élargissement de la saisie conservatoire et de l’exécution plus efficace de la confiscation, deux projets permettant de frapper plus sûrement les gros fraudeurs au portefeuille. Constat : ces projets, importants aux yeux des magistrats, sont tous au rouge dans le rapport de suivi. Ils n’en sont pas encore au stade parlementaire. Une nouvelle fois, John Crombez jure qu’il n’y a aucun blocage politique, même s’il admet que certains de ces sujets font l’objet d’âpres discussions au sein du gouvernement.
Enfin, le plan consacre tout un volet aux échanges internationaux. » C’est primordial, nous dit un enquêteur financier. Aujourd’hui, il n’y a plus un dossier de criminalité financière qui ne contienne pas d’élément d’extranéité. » Ces conventions et ces accords, qui peinent à se concrétiser selon le rapport de suivi (sauf avec les Etats-Unis), doivent être soumis par le ministre des Affaires étrangères. Cela traîne-t-il du côté de Didier Reynders (MR) ? » Pas du tout, assure le secrétaire d’Etat. Mais la plupart de ces textes doivent aussi être avalisés par les parlements régionaux. Donc, ça prend du temps. » La ratification d’une convention fiscale en Belgique prend entre cinq et dix ans, alors que le délai moyen dans les autres Etats de l’UE est de quinze à vingt-quatre mois…
La guerre contre les gros fraudeurs, fiscaux en particulier, est encore loin d’être gagnée. Cela n’entame pas l’optimise de John Crombez : » J’ai bon espoir que beaucoup de clignotants passeront au vert d’ici à 2014 « , sourit-il. Rendez-vous pris.
THIERRY DENOËL
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