PEUT-ON FICTIONNALISER L’HORREUR ?

Il n’y a pas d’avant-propos. Juste une citation. D’Hannah Arendt :  » La triste vérité est que la plus grande part du mal est faite par des gens qui ne se sont jamais décidés à être bons ou mauvais.  » Puis, dès la page suivante, l’histoire commence. Premières phrases :  » La femme la plus détestée de Belgique. C’est ainsi qu’ils m’appellent. Beaucoup plus détestée que cette femme qui a assassiné ses cinq enfants. Elle, la plupart des gens l’ont déjà oubliée. Moi, pas.  »

Vrai : personne n’a oublié Michelle Martin. Personne ne l’oubliera jamais. L’horreur à laquelle elle est liée lui interdit l’anonymat. Avec Marc Dutroux, elle lui a même donné un visage, à l’horreur. De ceux que le temps ne peut effacer. Que le temps ne doit effacer.

Ce n’est pas l’objectif poursuivi par Kristien Hemmerechts, dans La femme qui donnait à manger aux chiens, qui sort en français ces jours-ci et dont Le Vif/L’Express publie en primeur des extraits. Ni droit à l’oubli ni tentative de réhabilitation ni recherche de circonstances atténuantes : l’écrivaine voulait  » savoir ce qui pouvait se passer dans la tête  » de Michelle Martin. L’ex-épouse et complice de Dutroux  » n’a jamais cherché à l’arrêter. Elle a fait tout ce qu’il lui demandait. Presque tout. Qui est cette femme ? N’est-elle qu’un monstre sans scrupule ? « .

Les 260 pages du roman sont à lire dans cet esprit-là. A chaque lecteur sa réponse. Mais en gardant à l’esprit qu’il s’agit ici d’une fiction. Très documentée, basée sur des événements encore récents, nourrie par une tragédie sans nom et touchant à un traumatisme toujours réel, près de vingt ans plus tard, donc suscitant des réactions collectives et individuelles bien plus qu’épidermiques. Mais une fiction quand même. C’est-à-dire qu’il est question de personnages réels, de faits avérés mais reliés, dans le livre, par l’imagination de son auteure.

Oui, Kristien Hemmerechts, par l’agencement qu’elle en effectue, propose une lecture singulière du  » fonctionnement  » de Michelle Martin, avant, pendant et depuis  » l’affaire Dutroux « . Une lecture différente de celle partagée par, sans doute, l’énorme majorité des Belges. Mais non, Kristien Hemmerechts ne propose pas une nouvelle vérité judiciaire. La femme qui donnait à manger aux chiens ouvre la porte à des hypothèses qui pourraient expliquer l’inconcevable (pourquoi Martin, mère de famille, n’a-t-elle rien fait pour sauver les petites ?) mais ne visent en aucun cas à l’excuser.

L’ouvrage a fait polémique en Flandre, où il est sorti en janvier dernier. Il fera polémique chez nous. Comme, avant lui, A perdre la raison (le film de Joachim Lafosse sur l’affaire Lhermitte), La Chute (le film sur les douze derniers jours de vie d’Adolf Hitler), Le cimetière des poupées (le livre de Mazarine Pingeot sur l’affaire Courjault et les bébés congelés), Jan Karski (le roman de Yannick Haenel où il imagine la rencontre, en 1943, au cours de laquelle Roosevelt, président américain, est informé de l’horreur des camps nazis)… Comme toutes ces oeuvres qui se réapproprient des personnages symboles d’événements dramatiques. Des personnages dits inhumains. Chaque fois, la liberté de création et de fiction affronte les réalités de l’Histoire, les sentences de la justice, la mémoire des victimes et l’effroi général. Chaque fois, la question est pareille : fictionnaliser l’Histoire, est-ce forcément la tordre, la fausser ? Et fictionnaliser l’Horreur, est-ce inévitablement l’adoucir, la banaliser, vouloir en exonérer ses auteurs ?

Chaque fois, la réponse doit être négative. La fiction, dans ces cas-là toujours dépassée par la réalité, ne peut servir qu’à tenter de comprendre. Pourquoi la plus grande part du mal est faite par des gens qui ne se sont jamais décidés à être bons ou mauvais.

de Thierry Fiorilli

 » L’ouvrage fera polémique comme toutes les oeuvres qui se réapproprient des personnages symboles de tragédies  »

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