PAUL WASHER :  » Les banquiers sont devenus des prédateurs ! « 

Un illustre descendant de la famille Solvay, ex-dirigeant du groupe éponyme, sort du bois et dénonce, dans un livre, les dangers et les effets pervers de la financiarisation à outrance de l’économie.

Paul Washer est l’arrière-petit-fils d’Ernest Solvay. Entré en 1952 chez Solvay & Cie, il en devient le gérant en 1960, puis membre de son comité exécutif. Grand spécialiste de la finance, cet ex- chief financial officer (CFO) du groupe chimique de 1981 à 1988 a publié récemment un livre intitulé Secret finance, le grand krach (1). A cette occasion, il nous a ouvert les portes de sa superbe propriété de Waterloo pour un entretien à bâtons rompus. Morceaux choisis.

Le Vif/L’Express : Vous avez été parmi les premiers à dénoncer le développement à outrance des nouveaux produits financiers et les conséquences qu’ils allaient entraîner…

Paul Washer : Dès la fin de l’année 2006 en effet, je m’interrogeais sur la portée concrète de ces produits dits structurés. Pour bien en comprendre le fonctionnement, je me suis mis à acheter et à lire tout ce qui existait sur ce sujet. Et il ne m’a fallu que quelques semaines à peine pour me convaincre de ce qui se profilait à l’horizon. J’ai fait part de mon analyse aux instances dirigeantes de Solvay, en insistant sur les dangers qu’il y aurait pour le groupe à s’endetter dans un tel contexte.

Tout au long de votre livre, vous faites une assimilation entre les mots  » spéculation  » et  » jeu « . N’est-ce pas un raccourci facile ?

Le dictionnaire Larousse définit la spéculation comme une  » opération dont on espère un bénéfice du seul fait de la variation du prix ou du cours « . Et toujours selon ce dictionnaire,  » spéculer et jouer « , c’est la même chose !

Vous êtes très critique sur la manière dont les banques américaines ont fait du crédit immobilier. Selon vous, il s’agissait plus de spéculer que de prêter…

Les banques prêtaient 100 % de la valeur d’achat à des débiteurs dont la solvabilité était loin d’être établie. Elles savaient très bien que si les débiteurs n’arrivaient pas à payer, elles feraient procéder à une saisie et qu’avec le produit de la vente de l’immeuble elles ne seraient jamais perdantes puisque le marché immobilier était en hausse constante. Elles ont donc spéculé sur la hausse constante de la valeur de l’immobilier !

Quand ces banques ont compris qu’elles avaient trop de tels prêts dans leurs actifs, des prêts devenus plus ou moins douteux en raison de l’arrêt de la hausse de l’immobilier, elles se sont alors mises à titriser ces créances. Et elles ont eu l’idée  » géniale  » de couper les dettes hypothécaires en tranches et de mélanger le tout. On s’est alors mis à parler de  » produits financiers structurés « . Quand le marché immobilier s’est effondré, les banques détentrices de ce genre de produits financiers ont subi de très lourdes pertes et sont soit tombées en faillite, soit ont été renflouées.

Et chez nous, avec Fortis ?

Le contexte est différent. Il ne faut pas confondre  » spéculation  » avec  » prise de risques excessifs « . S’il n’y avait pas eu la crise financière, l’opération menée conjointement par RBS, Santander et Fortis sur ABN-Amro aurait peut-être réussi. Dans cette affaire, le problème est que Fortis était tributaire de capitaux à court terme pour son financement, ce qui n’était pas le cas de Santander, mieux dotée en fonds propres, laquelle s’en est finalement tirée sans intervention massive de l’Etat.

La prise de risques excessifs, n’est-ce pas aussi une forme de  » jeu  » ?

Laissez-moi vous répondre avec le cas d’AB InBev. Les familles derrière Artois et Piedb£uf seraient-elles aujourd’hui actionnaires de référence du premier groupe brassicole mondial si elles n’avaient pris à l’époque un  » risque excessif  » ? Pour Fortis, les  » joueurs  » se sont déchaînés sur elle, avec les conséquences que l’on connaît. Et les Français ont emporté l’affaire pour presque rien…

A vous lire, les banquiers sont devenus les plus gros spéculateurs, bref, les plus gros joueurs…

La plupart des gens ignorent que les  » boursicoteurs  » autour de la corbeille ont fait place à une sorte de système industriel, qui invente et vend des produits. On est face à des mécaniques aussi gigantesques qu’opaques, dont les bénéfices ne sont d’ailleurs quasi pas taxés. Dans ce  » jeu « , ce sont toujours les mêmes – bref, les banques – qui gagnent. Laissez-moi vous convaincre à partir d’un coup de George Soros (lire également notre article en page 50). Il eut en son temps l’outrecuidance de s’attaquer à la Banque d’Angleterre, rien de moins. Il gagna dans l’opération près de 1 milliard de dollars, non taxés. Mais vous imaginez bien que, pour gagner un tel montant, il lui fallait au départ disposer d’au moins 20 fois plus, donc d’avoir une multitude de banques derrière lui. J’aimerais qu’on m’explique pourquoi il n’y a jamais eu d’enquête pour savoir si cette attaque contre la banque centrale anglaise ne relevait pas d’une forme d’abus de position dominante. Dans le monde industriel, on ne chipote pas avec les questions de manipulation de prix ou de cours : le gendarme européen n’hésite pas à envoyer ses contrôleurs pour tenter de démontrer une éventuelle entente entre opérateurs ! Ils débarquent parfois en nombre dans les entreprises et emportent avec eux des quantités invraisemblables de documents. Rien de tout cela dans le monde financier ! Bref, entre ce qui se passe dans l’économie réelle et dans le monde financier, il y a une inégalité de traitement qu’il faudrait urgemment résoudre…

Comment ?

Je suis par exemple un fervent protagoniste d’une sorte de taxe Tobin. Au début, on évoquait 0,1 à 0,5 % de prélèvement. Aujourd’hui, même le fait de proposer une ponction dix fois moindre continue à faire hurler les financiers qui estiment que cette taxe aboutirait à les ruiner. C’est indécent de clamer cela quand, dans le même temps, celui qui fait construire sa maison doit ajouter 21 % de TVA au prix de revient de son habitation ! Il ne m’apparaît pas acceptable qu’une activité – en l’occurrence ici, financière – ne soit pas soumise aux mêmes critères de régularisation et de taxation que dans l’économie réelle !

Comment expliquez-vous que les industriels ne montent plus au créneau pour dénoncer les effets pervers de la financiarisation à outrance de l’économie ?

Ils sont trop le nez sur le guidon de leurs affaires ! Il leur faudrait pourtant réagir. Voici quelques semaines, un de mes enfants me racontait avoir demandé à un de ses amis, trader à Londres, dans quoi il était en train d’investir. Réponse : dans les quotas CO2 ! Vous imaginez les bénéfices que les  » joueurs  » vont engranger quand la reprise économique interviendra, et, avec elle, la demande de droits de polluer ? Et tout cela, malheureusement, se fera sur le dos de l’économie réelle… C’est pareil avec les institutions financières. Voyez Goldmann Sachs et Morgan Stanley. Elles viennent d’annoncer de plantureux bénéfices, soit environ 6 milliards de dollars. Ces  » joueurs  » gagnent tout autant en phases de hausses que de baisses. En pleine crise, c’est indécent d’assister à ce genre de situation, sachant que, pour rappel, quand quelqu’un gagne, il y a là derrière quelqu’un qui a perdu l’équivalent… De son côté, voici quelques semaines, Guy Quaden, le gouverneur de notre banque centrale, évoquait la nécessité de diminuer le périmètre de la finance. Moi, j’estime que c’est celui de la spéculation dont il faut s’occuper. Il faut encadrer tout ça d’urgence !

Que voulez-vous dire par là ?

Je pense que la spéculation est en train d’exorbiter l’économie de marché. On ne peut pas tout laisser faire, il faut des règles. Voyez sur les routes, on ne fait pas confiance absolue aux conducteurs. On ne laisse pas les gens transformer un déplacement en une épreuve digne d’une prouesse de circuit automobile. Il y a des règles, des gendarmes, le tribunal ! Dans la finance, on laisse faire. Le monde de la finance clame tous azimuts qu’il ne veut pas de règles mais la crise financière de 2008 ne montre-t-elle pas à suffisance que l’autorégulation a atteint ses limites ?

Les financiers ont-ils compris la leçon ?

Les dirigeants des cinq plus grandes banques américaines ont fait amende honorable mais ils n’ont jamais reconnu avoir spéculé. Je constate qu’ils se battent comme des fous pour qu’on ne touche pas à leurs bonus, pour qu’on ne mette pas en place des règles trop strictes, pour qu’on ne les oblige pas à nécessairement réaliser les transactions sur produits dérivés sur les plates-formes officielles – ils préfèrent les darkpools, que je qualifie de marché noir. En tout cas, si on continue à pomper autant d’argent dans l’économie réelle, il y aura fatalement une autre crise et, cette fois, elle sera sociale !

Vous semblez pessimiste…

Je n’ai pas eu mes apaisements. Il y a eu beaucoup d’effets d’annonce mais il n’y a pratiquement rien qui se soit concrétisé ! S’en prendre aux bonus, c’est se limiter à la seule partie visible de l’iceberg. La commission de surveillance des banques à Bâle a déclaré que des mesures seront élaborées et testées en 2010, pour être mises en application en 2011. On a donc encore laissé deux ans aux banques pour spéculer… En attendant, à quoi assiste-t-on dans le chef du secteur financier, sinon à une ponction permanente de richesses sur l’économie réelle ? Ce secteur est devenu prédateur alors qu’il devrait participer à la création de richesses collectives, bref, il est devenu extracteur de richesses ! Tout cela a aussi amené des dérives sur les rémunérations : voyant des traders gagner des dizaines de millions de dollars, les dirigeants de banques s’offusquaient de ne gagner  » que  » 300 000 dollars par an. Leurs rémunérations ont donc été singulièrement revues à la hausse. Par mimétisme, les dirigeants du monde industriel ont été eux aussi augmentés. Seuls les  » barémisés  » ne l’ont pas été. Bref, le  » jeu  » a augmenté les inégalités ! Le secteur financier est devenu fou. Même George Soros s’en inquiète et monte au créneau. Et quand un  » joueur  » comme lui dit qu’on court à la catastrophe si rien n’est fait pour encadrer les pratiques du secteur financier, il y a de quoi avoir froid dans le dos et s’inquiéter encore plus…

(1) Genèse Edition, Bruxelles. Diffusion en France par PubliSud.

ENTRETIEN : JEAN-MARC DAMRY PHOTOS : FRéDéRIC pauwels/LUNA POUR LE VIF/L’EXPRESS; J.-M. D.

L’inégalité entre l’économie réelle et la finance doit être résolue

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire