Paradis sur terre… en temps de guerre !

Alors que la Belgique en guerre écrit ses pages les plus noires, un château égaré en campagne liégeoise va être le théâtre d’une tout autre histoire : un véritable conte de fées pour des centaines d’enfants, encore reconnaissants. Puis les petits sont partis, laissant leur beau château aux mains d’un certain Guy van den Steen. C’est  » son ouvre  » que l’on visite aujourd’hui.

Fleuron de l’architecture wallonne, le château de Jehay est reconnaissable entre mille. Sa fabuleuse façade en damier – unique en Europe ! – y est pour beaucoup. Cerné de douves, ce petit joyau date, dans sa configuration actuelle, des XVIe et XVIIe siècles. Mais de nombreux indices laissent penser qu’il aurait été reconstruit sur des bases plus anciennes remontant au Moyen Age. La grande galerie d’inspiration néogothique a, quant à elle, été construite entre 1860 et 1864 par Alphonse Balat, célèbre architecte du roi Léopold II.

Aujourd’hui, on goûte à l’atmosphère particulière des lieux, au raffinement de la vie de château. L’éclectisme des collections nous comble : mobilier, argenterie, peintures, tapisseries, céramiques, livres, etc. Et alors que l’on passe d’un salon à l’autre, on est bien loin d’imaginer qu’ici une tout autre histoire s’est jouée… Une aventure humaine inoubliable partagée par quelques centaines d’enfants de cheminots qui ne laissèrent que le souvenir de leurs éclats de rire.

Le château de la providence

Le 10 mai 1940, la Belgique est envahie. Dix-huit jours plus tard, notre pays capitule, le royaume est occupé. Léopold III n’avait d’autre choix : c’était la capitulation ou la destruction. Une longue période d’occupation se profile, et déjà les produits de base viennent à manquer. Les enfants sont les premiers à souffrir de cette précarité. Leur quotidien se caractérise par la faim, l’insécurité, la peur, la pénurie… Les agents des chemins de fer ne sont pas épargnés. Le service social de la SNCB décide de leur venir en aide en créant six homes d’accueil pour leurs enfants. Leur mission ? Assurer le bien-être des bambins et les protéger des bombardements. Rappelons que les habitations des cheminots étaient le plus souvent regroupées aux alentours des centres ferroviaires, cibles idéales pour l’ennemi.

Les travaux d’aménagement terminés (sanitaires, réfectoires, dortoirs…), le château de Jehay est prêt dès mai 1943 à accueillir des enfants, exclusivement flamands. Débute alors pour les petits pensionnaires une aventure extraordinaire. A l’abri des conflits, ils vivent au château des heures magiques où la guerre n’a pas sa place. Un conte de fées qui devient réalité. Tous les rêves sont exaucés… Dès les premiers regards vers le donjon, les yeux des enfants pétillent. Et voilà tout un monde qui s’ouvre à eux… Un univers peuplé de petites princesses et de jeunes chevaliers chassant le dragon immergé dans les douves, sautillant d’une cabane à l’autre, s’inventant tous les jours de plus jolies histoires.

 » Je parle aux elfes et aux fées du parc. Avec les monitrices, on joue aussi à cache-cache, au renard-qui-passe, à colin-maillard… J’attrape des grenouilles et des orvets, j’escalade le monument de Zénobe Gramme.  » Autant de délicieux souvenirs qu’évoquèrent les pensionnaires, aujourd’hui septuagénaires. Ils décrivent également leur départ. Les joues bien rebondies, les jambes moins grêles, tous en ressortaient avec une santé bien plus solide qu’à leur arrivée… Et pour cause : les enfants faisaient l’objet de la sollicitude générale avec compléments alimentaires, nourriture de qualité et en quantité suffisante mais aussi une limitation des exercices physiques. Enfin, ils emportaient avec eux de nouvelles amitiés.

En janvier 1950, l’établissement ferme ses portes, tournant l’une des plus belles pages de l’histoire du château. Celle qui sauva des vies et apporta tant de joies. Mais déjà, un nouveau chapitre commence… et non des moindres.

Drôle de seigneur en la demeure

Héritier du château, le comte Guy van den Steen vient s’installer à Jehay en 1950. Il apparaît comme l’archétype du privilégié : bel homme, skieur ultra-confirmé, amateur de belles voitures italiennes, s’adonnant à de nobles passions (la sculpture et l’archéologie, entre autres), fervent lecteur assoiffé de savoir…

Il emménage avec sa jeune épouse, la marquise d’Ormonde, lady Moyra Butler. Grâce à son jeune – et curieux – propriétaire, le château se pare d’un nouveau raffinement. Petit à petit, le comte décore et remeuble entièrement ce château qu’il aimait passionnément, y mêlant ses héritages successifs, ses acquisitions propres, ses collections et celles de son épouse importées d’outre-Manche. En tout lieu, il imprime un style très personnel. Remportant la palme de notre curiosité, la tête réduite exposée dans le fumoir. Cet  » objet « , certifié authentique, est un trophée. La réduction de tête était notamment pratiquée par les Indiens d’Amazonie. Le procédé est ancestral. Il consiste à faire bouillir la tête d’un ennemi dans une décoction qui la fait rétrécir. Ensuite, la tête est reformée avec du sable et des gravillons chauds et la bouche cousue afin que l’ennemi ne parle plus jamais. Il suffit de suspendre la tête réduite à sa ceinture pour éloigner son esprit et ses intentions malfaisantes. Du XVIIIe siècle, on notera la fabuleuse pendule squelette à quatre cadrans du célèbre horloger liégeois Hubert Sarton. Sa particularité ? Un décor maçonnique franchement assumé entre les cadrans des jours et celui des mois. Cette merveille attirerait à elle seule des hordes d’initiés ne faisant le déplacement que pour l’observer, puis s’en aller sans tarder.

Collectionneur éclectique, le comte est aussi un  » artiste « . Et cela doit se voir ! Il sème dans ses espaces, intérieurs et extérieurs, quantité de sculptures nées de ses mains. Cet aspect constitue bien l’une des particularités de la décoration. Le style est pour le moins singulier… On ne se permettra pas de juger. Tous les goûts sont dans la nature ? Dans ce cas, il doit bien exister des visiteurs qui pourraient aimer ! Guy van den Steen réalisa aussi la grille extérieure en fer forgé en style vénitien, ainsi que des lustres et un chandelier qui méritent d’être observés, ne serait-ce que pour leur originalité.

En 1978, le comte Guy van den Steen décide de vendre en viager à la Province de Liège le château, le mobilier et les objets d’art contenus afin d’en assurer la pérennité. Si le comte s’est éteint en 1999 laissant son château orphelin, sa présence fantasque reste prégnante : partout, nous mettons nos pas dans les siens.

Château de Jehay 1, rue du Parc, à 4540 Amay. www.chateaujehay.be Le château est accessible au public du 31 mars au 4 novembre.

Retrouvez la série complète et le diaporama www.levif.be

Cet été, nous percerons les secrets de sept châteaux (en voici le second volet). Des lieux triés sur le volet, en filigrane desquels se profilent des aventures humaines et des anecdotes étonnantes.

TEXTE : GWENNAËLLE GRIBAUMONT PHOTOS : FRÉDÉRIC PAUWELS/HUMA POUR LE VIF/L’EXPRESS; GWENNAËLLE GRIB

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