Le triomphe du Hamas plonge le monde dans un abîme de perplexité. Les premières réactions en Occident sont marquées par l’inquiétude : que va devenir le Proche-Orient si la Palestine est gouvernée par des terroristes ? Mais une deuxième question hante les esprits : pourquoi les Palestiniens ont-ils massivement voté Hamas alors que, selon un sondage tout récent et réputé fiable, 84 % d’entre eux souhaitent une paix négociée avec Israël ? Plus frappant encore : parmi ces partisans d’un règlement pacifique, 77 % affirmaient avoir voté… Hamas aux élections du 25 janvier. Voilà qui semble paradoxal puisque ce parti, qui ne reconnaît pas le droit à l’existence d’Israël, préconise au contraire la lutte armée pour reconquérir tout le territoire de la Palestine historique, de la Méditerranée au Jourdain. On peut en conclure qu’une grande partie des électeurs ont voté Hamas sans adhérer pour autant à l’illusoire rhétorique appelant à la » destruction » de leur puissant voisin. Pas davantage, d’ailleurs, que l’étudiante de Naplouse ou le marchand de glace de Gaza n’ont la moindre intention de se conformer aux comportements » islamiquement corrects » que tenterait de leur imposer un gouvernement verrouillé par la bigoterie intégriste. Le succès du Hamas répond en fait à d’autres mobiles, très différents mais aisés à comprendre si l’on explore le passé récent des Palestiniens.
Le Mouvement de la résistance islamique naît en 1987, au début du premier grand soulèvement palestinien. Il est issu d’un réseau d’associations religieuses caritatives, inspirées des Frères musulmans égyptiens. Au départ, Israël encourage ces groupes à vocation essentiellement religieuse. Il y voit en effet l’opportunité de faire germer un contrepoids à la formation politique dominante dans les territoires occupés : l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) présidée par Yasser Arafat. La première Intifada (1987-1993) durcit cependant le Hamas et lui fournit l’occasion de développer un efficace maillage d’aides sociales au profit de la population, durement frappée par la répression israélienne de la » guerre des pierres « . Les accords d’Oslo font renaître l’espoir en 1993. Mais la reconnaissance mutuelle d’Israël et de l’OLP laisse en pointillé les termes d’un règlement définitif du conflit. Le Hamas rejette catégoriquement ces accords et avertit Yasser Arafat : » Vous n’arriverez à rien en négociant avec les sionistes. Seule la lutte armée libérera la Palestine. » Les événements donneront hélas raison à la première partie de la prédiction du Hamas : treize ans plus tard, la Palestine n’est toujours pas indépendante, la colonisation se poursuit en Cisjordanie et le processus de paix est enterré depuis cinq ans. Mais, entre-temps, la deuxième Intifada a considérablement accru le prestige du Hamas. Considéré comme le fer de lance de la résistance à l’armée d’occupation, il a » réussi » un nombre impressionnant d’attentats anti-israéliens. A la gloire de ses » martyrs » kamikazes s’ajoutent l’aura de ses très nombreux cadres et militants assassinés par Israël et l’efficacité éprouvée de ses réseaux d’aide à la population.
Face à lui, le Fatah, principale composante de l’Autorité palestinienne, s’est présenté aux élections avec un bilan affligeant : incapable de faire aboutir les objectifs nationaux palestiniens, accusé de malgouvernance et de corruption, privé de la figure charismatique de Yasser Arafat, trop visiblement appuyé par Israël et les Américains, il n’a pas résisté à la volonté de changement exprimée par la population lors d’un scrutin démocratique et transparent.
Que fera le Hamas de cette victoire ? Son radicalisme et son inexpérience inquiètent beaucoup de Palestiniens. Les Israéliens sont atterrés. Les plus lucides se mordent les doigts de n’avoir su saisir la main d’Arafat ou d’Abbas alors qu’il était encore temps. D’autres se radicaliseront peut-être à leur tour, en votant pour l’extrême droite lors des élections du 28 mars. Les Occidentaux sont mal pris : ils ne pouvaient à la fois encourager les Palestiniens à des élections démocratiques et en récuser le résultat qui ne répond pas à leurs espérances.
Doivent-ils, pour autant, couper les vivres à la Palestine ? La sagesse commande de n’en rien faire, sauf dérapage extrême de son prochain gouvernement. La population palestinienne est extrêmement dépendante de l’aide extérieure. Personne n’a intérêt à la plonger dans un désarroi encore plus profond que celui qui l’a jetée dans les bras du Hamas.
Jacques Gevers