Le chemin vers le changement de regard est long. Dans son essai, Iris Brey (photo de dr.) pointe des séries récentes qui y oeuvrent positivement, dont Big Little Lies. © HBO

Ouvrez les yeux

Dans un essai illustré à destination de la jeunesse, la journaliste et critique Iris Brey livre des outils pour comprendre les images forgées par les médias à l’endroit des femmes et de la sexualité. Une brillante invitation à changer nos regards.

Votre nouveau livre, titré Sous nos yeux (1), montre combien la manière de filmer les femmes et les hommes révèle et affecte leurs places respectives dans la société. Pourquoi insister sur le « regard » plutôt que les représentations?

Parler des représentations c’est parler de ceux qui les créent, qui façonnent les images – majori- tairement des hommes. Le regard raconte le point de vue des spectatrices et spectateurs avec l’idée de les rendre actifs. Chacune et chacun dispose d’un pouvoir, peut prendre la responsabilité de savoir ce qu’il ou elle regarde. J’ai grandi avec des personnages féminins qui avaient pour mission de faire plaisir aux hommes, les valoriser ou trouver l’amour. Or, il y a des séries et des films qui ont offert un regard plus juste sur les femmes. L’illustratrice Mirion Malle et moi nous adressons à la jeunesse afin qu’elle forge son imaginaire de manière active.

Cet imaginaire est amputé d’une large part de points de vue féminins et ce dès l’invention du cinéma: on glorifie les frères Lumière mais c’est bel et bien une femme, Alice Guy, qui invente la première fiction, La Fée aux choux, en 1896 . La création par les femmes est-elle un continent oublié?

L’effacement des femmes existe, malheureusement, dans toutes les disciplines. C’est une évidence historique. Dans le cinéma comme dans les séries, il y a tout un travail qui est fait pour redécouvrir certains noms, donner toute sa place à un matrimoine d’images. Lorsque l’on commence à chercher et trouver ces angles morts, on ne peut qu’être excitée et en colère face à cet oubli. Le cas d’Alice Guy est très révélateur. Elle devrait être connue de tous, on aurait dû baptiser des écoles ou des rues à son nom. J’ai voulu montrer les mécanismes qui amènent les frères Lumière et Méliès à rester dans l’esprit de tous et Alice Guy à en être exclue. Et ils sont encore à l’oeuvre.

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Dans la manière de filmer le corps des femmes, leur plaisir est secondaire, auréolé de mystère. C’est parce l’image est biaisée par l’ignorance du clitoris?

Tant qu’on ne sait pas ce qu’est un clitoris, c’est difficile de le montrer ou de construire un récit qui parle du plaisir. La première représentation en 3D d’un clitoris date seulement de 2015. Pas étonnant que toute une génération ait autant de mal à comprendre le désir féminin, le consentement, le plaisir. En réalité, cette prétendue complexité, comme la distinction entre orgasme vaginal ou clitoridien, relèvent du mythe. L’orgasme des femmes n’a rien d’un mystère incompréhensible, il y a juste cent ans d’héritage freudien à déconstruire. Les manuels d’anatomie du XVe siècle représentaient le clitoris mais entre-temps, il y a eu plusieurs centaines d’années d’effacement biologique, social, psycha- nalytique. C’est le résultat d’une excision culturelle, une volonté de bloquer un savoir. Cela va prendre du temps mais les choses bougent: depuis quelque années, on voit apparaître dans la rue des affiches, des dessins, des pin’s qui célèbrent le clitoris. Il se fait enfin une place dans nos représentations et c’est extrêmement réjouissant.

La Leçon de piano, récit des décennies passées qui ne circule pas assez dans l'espace public, selon la journaliste et critique.
La Leçon de piano, récit des décennies passées qui ne circule pas assez dans l’espace public, selon la journaliste et critique.© belga image

Qu’est-ce qui manquerait pour que la culture, l’histoire culturelle, soient plus inclusive?

Les études scientifiques américaines sur la question montrent que plus il y a de l’inclusion au sein des différents niveaux de décision dans les productions, plus il y a de diversité dans les histoires. Beaucoup ne se sentent pas encore vus par les médias à cause de leur genre, leur couleur de peau, leur orientation sexuelle. Ce constat est terrible. Concernant les femmes, la parité dans les représentations découlera de celle qui s’imposera devant et derrière les caméras, dans l’écriture et l’incarnation de rôles forts, qui parlent des aspirations et des désirs des femmes. Les statistiques les plus récentes montrent une proportion de 10% de femmes dans la fiction française. C’est une sous-représentation manifeste qui a des conséquences sur notre regard. Passer à 50%, c’est possible en un an: on est déjà à la parité hommes-femmes dans les écoles de cinéma. Cela doit répondre au désir manifeste des femmes d’être filmées et représentées de manière plus complexe qu’à l’aide des plans et des personnages qui font d’elles des objets, les cantonnent à des critères physiques ou des rôles de faire-valoir. Les fictions écrites, produites, réalisées par des femmes depuis quelques années montrent un visage bien différent.

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Vous insistez à plusieurs moments du livre sur les vertus de la curiosité. Elle aussi doit se libérer de carcans?

Les réseaux sociaux et les plateformes sont des lieux où cette curiosité peut se déployer, se nourrir et où s’explorent de nouvelles possibilités. Qu’une oeuvre puisse mener à une autre oeuvre est une dynamique importante. Mon souci principal dans le livre était de ne pas instaurer de hiérarchie ou de cloisons entre elles. Les nouvelles générations, qui regardent beaucoup d’images et les comprennent probablement mieux, sont habituées à une exploration plus fluctuante des différents styles de fiction. Je voulais leur donner des outils pour décider elles-mêmes si elles préfèrent regarder Gossip Girl, Riverdale, ou se tourner vers du plus « pointu », pour autant qu’elles comprennent les stéréotypes qu’elles voient. Qu’elles continuent à regarder de tout en décidant elles-mêmes, libres de toute injonction, si ça les intéresse ou non. Qu’elles puissent poser des jugements éclairés et comprendre que les codes des fictions recèlent des messages politiques précis.

Sous nos yeux.Petit manifeste pour une révolution du regard, par Iris Brey et Mirion Malle (illustration), éd. La Ville Brûle, 64 p.
Sous nos yeux.Petit manifeste pour une révolution du regard, par Iris Brey et Mirion Malle (illustration), éd. La Ville Brûle, 64 p.

C’est une question qui implique aussi un rapport différent à l’éducation et à sa place dans la compréhension des images?

Quand il est question de sexualité (en général et féminine en particulier) et de plaisir féminin, l’éducation ne se fait ni par les parents ni par les écrans. Quelques séries s’en chargent mais il est important de comprendre les images et les messages qu’elles véhiculent. Il nous faut sortir d’un rapport vertical à la transmission pour comprendre que cette génération est confrontée à une multiplicité d’images omniprésentes, notamment à la pornographie. Evidemment une parade existe, les parents peuvent limiter et contrôler, mais à côté de cela, il importe de donner des outils à ces enfants pour comprendre les images soumises à la domination du corps féminin. Derrière cela, il y a la notion de contrôle et de pouvoir. Du pouvoir de créer des images découle celui de dicter nos représentations, de façonner notre regard. C’est aussi triste, pour les hommes, d’avoir été face à des récits toujours les mêmes, qui répètent l’injonction à la virilité. Il y a là une responsabilité collective. Je ne sais pas si ceux qui sont au pouvoir aujourd’hui vont pouvoir agir en ce sens. C’est pour ça que je m’adresse aux nouvelles générations: elles s’intéressent beaucoup plus au racisme, au sexisme, questionnent les dominations et les injonctions. Elles vont forcément changer la manière dont on regarde. Enfin, on va bien voir.

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Nouvelles vagues

Le chemin vers le changement de regard est long, semé de succès et de régressions. Dans son livre, Iris Brey propose beaucoup de titres qui y oeuvrent positivement. Un fleuron de séries récentes abordent de manière nouvelle la condition ou le désir des femmes, telles que Fleabag, Unbelievable ou Big Little Lies. Pour l’autrice, « il y a encore beaucoup de récits qui leur sont contemporains, qui sont de qualité mais qui circulent trop peu dans l’espace public. Cela est surtout vrai aussi pour des contenus issus des décennies passées »: Madame a des envies d’Alice Guy (1907), Le Bonheur d’Agnès Varda (1965), La Leçon de piano de Jane Campion (1993) sont à ce titre des exemples édifiants. Puis, parfois, arrivent des fictions saillantes et populaires, telles que le carton Titanic de James Cameron (1997): « Derrière ces airs grand public, c’est pour moi un film très subversif, qui réfléchit vraiment à la question de la domination de classe et de genre.

C’est aussi un long flash-back à travers le regard d’une femme. D’objet de convoitise, Rose (Kate Winslet) devient le sujet de son émancipation, de la recherche d’une vraie égalité. Que le film ait été un carton n’est pas étonnant. » En revanche, vingt-cinq ans plus tard, le raz-de-marée d’une série telle que Game of Thrones, avec ses scènes de viol, sa glorification du pouvoir qui « forme une image positive de la domination », donne l’impression que les aspirations de Rose ont été balayées et que tout est à refaire. « Ça s’appelle tout simplement le féminisme. C’est pour cela que l’on parle de vagues féministes, parce qu’on a toujours l’impression, d’une génération à l’autre, d’apprendre des choses alors qu’elles existent mais ont été érodées. »

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