Oublier Dublin

Ses personnages vivent la capitale irlandaise comme un cauchemar. Keith Ridgway lui-même l’a quittée pour s’installer à Londres

Puzzle, par Keith Ridgway. Traduit de l’anglais par Philippe Gerval. Phébus, 560 p.

Ils ont l’Eire sombre, les six personnages en quête de hauteur de Puzzle. Rassemblés par un crime, du sang et des reliques, en état de survie, ils sont médecin, star de radio FM, romancière, prostitué au visage d’ange, vieille agonisante, producteur gay. Leur eldorado ? Londres, peut-être. Ou le vaste monde. Car, depuis leur naissance, Dublin pèse comme un couvercle sur leurs têtes pleines de rêves brisés, de pensées bizarres, de désirs dévastateurs. Dans son roman mosaïque, équivalent littéraire de Short Cuts, d’Altman, par la construction, éclatée, et d’American Beauty, de Sam Mendes, pour la cruauté mêlée de tendresse, Keith Ridgway, 39 ans, leur donne la parole à tour de rôle. Pour ne pas avoir à la prendre lui-même ?

 » Tout ce qui ressemble à une confession me fait horreur « , murmure cet écrivain surdoué pour le drame en sourdine, qui a obtenu en 2001 le prix Fémina étranger et le Prix du premier roman étranger grâce à Mauvaise Pente (Phébus), inoubliable portrait d’une mère et de son fils. Autobiographique ?  » Ma biographie est dans mes romans. Transformée, introuvable, invisible.  » On n’en saura pas plus, ou à peine. De sa volonté expresse, la bio fournie par l’éditeur est laconique : K. R., né en 1965 à Dublin, où il a vécu jusqu’en 1999 ; divers emplois sans intérêt. Depuis, il vit à Londres. Rétif aux confidences, Ridgway est un jeune homme en colère à l’âme rugueuse, mais on ne serait pas étonné si de sa voix douce s’échappaient, quand son c£ur de rocker dur est trop lourd, des cantates d’église. S’il a pu de la capitale irlandaise faire un si beau livre, en forme d’adieu déchirant et poétique, c’est qu’entre Dublin et lui, désormais, c’est une histoire terminée.  » Lorsque tous mes amis, qui l’avaient quittée, sont revenus à cause du boom économique, il était temps pour moi de m’enfuir. Je me sentais confiné, sans aucune stimulation. Alors je suis parti. Avec Puzzle, j’ai épuisé Dublin.  »

Il est beaucoup question de mémoire, et de sa perte, dans Puzzle. Peut-on se protéger de ses souvenirs ?  » Si on les efface, on est mort, ou on fait le mort.  » C’est le cas de Delly, l’un des personnages les plus attachants du roman, qui attend que la vie s’arrête. Affreusement pessimiste, Ridgway ?  » Puzzle est un livre d’espoir. Aux toutes dernières lignes, Kevin, le héros, regarde vers le ciel, un homme se penche à son oreille et chuchote : ôNous y sommes ».  » Où ?  » Où il souhaitait aller. Où vous voulez.  » Liberté du lecteur, face à un formidable livre à six voix, portrait de groupe en clair obscur sophistiqué, ludique, virtuose, aussi déjanté que Mauvaise Pente était tchékhovien.  » Il faut changer sa façon d’écrire à chaque livre.  » Une gorgée d’earl grey brûlant, puis :  » La méthode ne vaut que pour moi.  »

Tirer de Ridgway un mot sur ses préférences en musique, ses influences littéraires ? Mission impossible. A part ses livres, il n’y a rien. Tout juste saura-t-on que, s’il a lu Joyce et ses Gens de Dublin, c’est qu’il s’y est senti obligé.  » Sinon, je suppose qu’on m’aurait tuéà  » Ridgway avoue, tout de même, quelques détestations :  » La culture triviale imposée par les médias, la célébration du plus petit commun dénominateur.  » C’est tout ? Au moment de se quitter, alors qu’il achève d’une dent gourmande un cannelé dodu, cet ogre aux yeux tendres ajoute in extremis :  » J’aime la bouffe, l’alcool et le cul. Comme homme, je suis normal. Comme écrivain, j’espère que non.  »

Michel Grisolia

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