Où est passé  » poor little Jesus  » ?

Pendant sept semaines, Le Vif/L’Express part à la découverte des sept plus beaux objets d’art du pays. Pour continuer la série, voici…

Quel absolu ravissement dut saisir nos aïeux à chaque ouverture solennelle de cette  » boîte à images  » médiévale ! Aujourd’hui, à la Maison du Roi, à Bruxelles, c’est l’absence du poupon de bois qui frappe…

Saluces ? Saluces ? Voilà un nom qui ne  » parle  » à personne. Rien à voir avec Salluste, l’historien romain auteur de La Conjuration de Catilina. Ni avec Don Salluste, le cupide ministre du roi d’Espagne joué par de Funès dans La Folie des grandeurs. Pas la peine, non plus, de chercher Saluces dans l’atlas de Belgique. Mais alors quoi ? Direction le Piémont. C’est là que l’objet en question, ce formidable retable en chêne, est commandité, à la toute fin du XVe siècle, par les Pensa di Mondovi di Marsaglia – des gens énigmatiques, riches et pieux qui le destinent à leur chapelle familiale, sise en la cathédrale de Mondovi, à 70 kilomètres de Turin. L’£uvre y coule quelques siècles heureux, avant d’être transférée non loin de là, dans la ville de Saluzzo (Saluces, en français). Puis d’être achetée, en 1894, par la Ville de Bruxelles qui la veut à tout prix. Marché conclu, le retable est alors installé Grand-Place, d’abord à l’Hôtel de Ville, puis à la Maison du Roi… qu’il n’a, depuis, jamais quittée. Même pas pour une expo.  » Trop fragile. Son bois a l’habitude d’être ici. Ailleurs, il pourrait bouger « , explique Martine Vrebos, assistante scientifique des Musées de la Ville de Bruxelles, en levant des regards d’amour vers cette lourde armoire pleine d’histoires.

Mais qu’est-ce qui relie la Belgique à ce machin italien ? C’est que cet objet d’art, comme beaucoup d’autres mobiliers liturgiques articulés, est de facture totalement bruxelloise. A l’époque (début du XVe siècle), le Brabant en fabrique et en exporte à tour de bras, dans l’Europe entière. Ceux qui peuvent s’offrir ces espèces d’accordéons décoratifs (il en existe de plus petits, portatifs) trouvent ça éminemment dévot, terriblement chic et, il faut bien l’admettre, techniquement bluffant : les retables sont en effet conservés la plupart du temps fermés, ne montrant au revers que leurs peintures en grisaille, pour se déplier seulement les jours de fête et révéler l’extraordinaire splendeur de leur ventre. Au mystère de leur contenu s’ajoute celui de leur fabrication : comme ils constituent des £uvres composites, fruits de la collaboration de plusieurs corps de métiers (menuisiers, ébénistes, doreurs, graveurs, coloristes…), il n’est guère facile de leur attribuer une origine unique. Ici, le  » dedans  » (les mini-sculptures qui racontent la vie de la Vierge) a sans doute jailli des mains de Pasquier Borman ou de son frère Jan – voire de celles d’un autre artisan de l’atelier Borman, actif de 1479 à 1591 à Bruxelles. Les volets peints qui forment le  » dehors  » sont en revanche signés, discrètement, des lettres  » Orlei « , sur le bord gauche du manteau de Marie pleurant Joseph : on y a vu la signature de Valentin van Orley, l’un des  » petits maîtres bruxellois  » du tournant du XVe siècle, au style animé de suites de scènes un peu  » bédéesques « .  » Ses perspectives restent maladroites. On est loin de la trempe d’un Rogier Van der Weyden, regrette Martine Vrebos, avant de se retourner pour pointer la trace d’étranges cachets sur la caisse : là, à cinq reprises, les polychromeurs ont marqué « Bruesel » dans le bois.  » Des Bruxellois, donc. Et fiers, avec ça.

Casse-tête chinois

Mais il y a de quoi, parce que la structure de cette  » maison de poupées  » est diantrement ingénieuse. Il faut imaginer qu’au départ l’ensemble formait une seule pièce. Pour des raisons d’espace, et pour ne pas avoir à manipuler l’£uvre constamment, on l’a démantibulée au musée. Dans une vitrine, donc, la partie sculptée ; en face, les volets peints. (Et, sur le côté, pour tout embrouiller, un petit retable qui n’a rien à voir avec le Saluces, mais soit.) Cette présentation gêne la compréhension de l’articulation du retable. L’admirateur a beau retourner en tout sens la brochure aux schémas explicatifs, rien n’y fait : un fameux casse-tête chinois, ce bahut. Dont l’originalité, décrit-on, réside dans la double paire de volets, typique des retables de commande les plus prestigieux :  » La première paire, fixée à la caisse centrale dite « en T inversé », présente les faces sculptées et les revers peints. La deuxième paire, greffée à la première, est illustrée sur les deux faces « … Vous n’avez pas tout saisi ? Ce couple de touristes britanniques non plus…

Ayant renoncé à tenter de forcer son cerveau à reconstituer l’impossible puzzle, la visiteuse s’est gentiment rapprochée de la huche. De gauche à droite, suivant la logique du récit, elle a posé les yeux sur chacune des anecdotes en 3D : d’abord, la Présentation au Temple (avec Marie, adorable gamine gravissant un escalier aux marches dangereusement glissantes), puis le Mariage de la Vierge (notez les godasses canon du vieux Joseph !), puis l’Annonciation (pardonnez aux figurines leurs ongles crado et l’oreiller pas très net, pas lavés depuis des siècles). Face à la Nativité, l’Anglaise a pilé net comme un poney shetland, avant d’étouffer un déchirant gémissement :  » Ooooooooh ! Poor little Jesus has disappeared !…  » Oui. De fait. Hélas. L’Enfant Jésus n’est plus sur son socle. Vraiment désolé. Volé, sans doute, au début du XXe siècle. Mais on a surtout envie de secouer la voyageuse, car cette absence symbolique, si déplorable soit-elle, ne diminue aucunement la valeur de l’ensemble.  » Il est proprement inouï qu’un tel chef-d’£uvre soit parvenu jusqu’à nous dans cet état, souligne Martine Vrebos. Regardez ! Mais regardez ! Mis à part une étole, un doigt d’un Joseph et un mystérieux creux foré dans le couvre-lit garance de la Vierge, quasi rien ne manque !  » Mieux : lors de la dernière campagne de conservation (réalisée à domicile par l’Institut royal du patrimoine artistique), on a même retrouvé, coincées dans la dentelle de bois, quelques babioles disparues depuis une éternité : une lance et… la lame de circoncision du bébé.  » Nous avons toutefois préféré laisser la copie du couteau en place, tant elle était réussie.  » Face à cette antiquité délicate, le mot d’ordre reste : y toucher le moins possible. La consigne fut d’ailleurs strictement respectée pendant plus de deux décennies, mais assez involontairement : scellée de partout, la cage en verre construite dans les années 1980 ne permettait plus à personne d’accéder au retable !  » On a rectifié ça en 2009, précise Martine Vrebos. Et retiré, en passant, des kilos de poussière.  »

La polychromie est un pur chef-d’£uvre

Une chance pour le marmot, bel et bien présent dans la scène suivante, rondouillard et résigné, le pied serré dans la poigne du barbu coupeur de fifis… Dans la loge d’à côté, celle des Rois mages, le blondinet crollé repose, souriant, sur les genoux de sa mère : et c’est elle qui n’a pas l’air à son aise, cette fois, d’une pâleur extrême, comme si elle venait d’avaler un truc de travers. Partout ailleurs, la polychromie est un pur chef-d’£uvre :  » Les couleurs sont toujours celles d’origine, relève Martine Vrebos. Aucun artiste n’a jamais repeint par-dessus.  » Contrairement au retable de saint Georges complètement décapé (visible aux Musées royaux d’art et d’histoire), ni le temps ni aucun vandale n’ont eu de prise, ici, sur le rose doux des chairs des femmes, ni sur les verts, les blancs, les bleu azurite des tissus, où des motifs en brocarts appliqués imitent à merveille les velours brochés. A la vue des dorures polies des vêtements, alternant aux dorés mats des chevelures angéliques, le saisissement des spectateurs, jadis, dut être… foudroyant. Et Marie, Marie qui se marie, atteint des sommets d’élégance raffinée.  » Je pense que le deuxième panneau illustre plutôt ses fiançailles, car l’Annonciation vient juste après « , avance Martine Vrebos. Marie pas enceinte, donc, malgré son ventre éloquent. Mais c’est la mode à l’époque : Giovanna Cenami, l’épouse du marchand Arnolfi dont Jan van Eyck a peint les noces dans un tableau célèbre, porte aussi, certainement, un coussin sous sa robe…

La vie de Joseph, un thème rarissime

Demi-tour : les volumes presque en ronde-bosse, détachés sur les fonds sculptés évoquant l’intérieur d’une église gothique tardif font place, sur les volets peints, à des épisodes insérés dans une architecture Renaissance, plus arrondie, moins pointue. C’est la vie de Joseph qui défile ici – un thème rarissime, car le père de Jésus est alors perçu comme un vieux barbon benêt, ridicule d’avoir pris pour épouse une jeunesse. On le suit donc, vêtu de rouge, de sa naissance à sa mort, en une sorte de bande dessinée aux perspectives bizarres. Voilà sa mère accouchée dans un lit de guingois et lui, pas trop affreux, offrant l’aumône à un groupe d’éclopés. Ensuite, ça se gâte : le peintre l’a doté d’une vraie tête de planète des singes… Après son union avec Marie, dessinée plusieurs fois, c’est au tour de Joseph de connaître les joies de la parentalité : il enseigne des rudiments de menuiserie à un garnement auréolé d’or, que l’on retrouve dans le panneau suivant, le corps curieusement rétréci sous une figure plutôt bouboule. Un baiser marial à un Joseph malade, et c’est déjà la fin. La peau du paternel a pris la sale teinte des cadavres, tandis que Marie, essuyant une larme, lui rend ses bas – ceux-là mêmes que Joseph avait retirés lors de la Nativité, afin d’envelopper le poupon : deux longues chaussettes comiques et raides de crasse, qui ont pris forme pédestre. C’en est trop pour notre Anglaise ingrate, qui prend un air dégoûté, tourne les talons et s’en va, mari au bras…

La semaine prochaine

6. LA DESCENTE DE CROIX DE RUBENS

Retrouvez l’ensemble de notre reportage photo sur www.levif.be

En pratique

Le retable de Saluces se trouve au musée de la Ville de Bruxelles, Maison du Roi, Grand-Place, à Bruxelles. Accueil de 10 à 17 heures, sauf le lundi. Infos au 02 279 43 54.

VALÉRIE COLIN PHOTOS : FRÉDÉRIC PAUWELS/HUMA

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