» On bute tous les deux contre un système figé « 

Aux élections de juin 2010, un électeur francophone sur vingt a voté soit pour le PP, soit pour le PTB. Mischaël Modrikamen et Raoul Hedebouw, figures de proue de ces deux partis, l’un très à droite, l’autre très à gauche, restent pourtant des nains sur la scène politique. Des nains à la langue bien pendue.

Le Vif/L’Express : Que peuvent bien avoir en commun un héraut de la droite décomplexée et un supporter de la gauche marxiste ?

Mischaël Modrikamen (président du Parti populaire) : J’ai visité hier le site Internet du PTB. Je le trouve très professionnel. En lisant la biographie de Raoul, j’ai découvert que son père était à la fois syndicaliste et sidérurgiste, comme le mien. Mais il y a d’autres convergences…

Raoul Hedebouw (porte-parole du Parti du travail de Belgique) : Vous êtes contre les intérêts notionnels. Nous aussi.

M.M. : Nous sommes, l’un et l’autre, témoins de la difficulté à se faire entendre dans un système cadenassé, où tous les obstacles sont mis pour empêcher l’émergence de nouvelles forces. Je pense au seuil des 5 %. Sans ce mécanisme injuste, le PP aurait eu droit à 2 ou 3 députés, et à 1 sénateur. On bute tous les deux contre un système belge extrêmement figé, de plus en plus népotiste, avec les Lutgen, les Michel, les Tobback, les De Croo, les Wathelet…

En 2009, vous déclariez dans Le Vif/L’Express :  » Le système ne s’améliorera pas sans un électrochoc majeur. Il faut un grand chambardement.  » Vous êtes pour la révolution ?

M.M. : Dans les mentalités, en tout cas. Là-dessus, on est tous les deux d’accord.

R.H. : Nos deux partis éprouvent les mêmes difficultés par rapport à la bande des quatre – PS, MR, CDH et Ecolo. Par contre, M. Modrikamen s’inscrit complètement dans le corpus idéologique dominant au sein du personnel politique belge. Je pense qu’au PTB nous sommes plus en rupture. Allonger les carrières : les quatre partis sont pour, Modrikamen est pour aussi. Alléger la fiscalité sur les entreprises : en gros, les quatre partis sont pour, et Modrikamen est pour aussi.

M.M. : Sur la fiscalité, je vais vous étonner. Je suis pour une fiscalité basse, 15 ou 20 %, mais où tout le monde paie réellement. Les entreprises qui paient 3 %, c’est scandaleux.

R.H. : C’est encore moins que ça. On a calculé que le top 50 des entreprises belges payait 0,57 % d’impôt.

Vous avez en commun de vous référer beaucoup au clivage gauche/droite, ce qui n’est plus très à la mode. Qu’est-ce qui distingue la gauche de la droite ?

M.M. : Pour la droite, l’individu est responsable de son avenir, de ses choix. Seconde différence : la création de richesses est la base de tout, et ça, c’est quelque chose qui nous sépare fondamentalement. S’il n’y a pas d’entrepreneurs qui se lancent à 25 ans, si tout n’est pas fait pour encourager ces gens-là, les récompenser, et non pas les jalouser, si on ne met pas en place une culture du succès et de la réussite, il ne pourra jamais y avoir de solidarité efficace. Peut-être que l’entrepreneur aura une plus belle maison, une plus belle voiture. En attendant, il emploie 5, 10 ou 50 personnes.

Il n’y a rien de honteux à mener un train de vie supérieur à celui du commun des mortels ?

M.M. : Non seulement, il n’est pas honteux de gagner du pognon, mais surtout la création de richesses est nécessaire pour payer les retraites, assurer la prospérité future.

R.H. : La droite décomplexée nous vend la libre entreprise comme au XIXe siècle alors que ça fait trente ans que notre vie économique est contrôlée par 400 ou 500 grandes multinationales. Si moi, demain, je veux vendre de l’électricité, c’est impossible, le marché est saturé par les monopoles. Si je veux vendre des médicaments, puis-je me lancer ? Bien sûr que non. Des géants comme GSK ou Janssen Pharmaceutica contrôlent déjà tout.

M.M. : Dur réquisitoire.

Pour une fois, c’est vous qui êtes face à un avocat offensif.

M.M. : Il est très bon, mais il mélange un peu tout. Là où je le rejoins, c’est sur le manque de concurrence dans certains secteurs. Le problème Electrabel-Suez, je l’ai vu sous toutes ses formes, comme conseiller des syndicats, du gouvernement, des actionnaires… Lorsque le secteur de l’électricité a été libéralisé, seuls les écolos défendaient une véritable concurrence. Le PS n’en voulait pas, car Electrabel était la vache à lait des communes. Quant au MR, il était proche idéologiquement de la direction d’Electrabel. Résultat : on se retrouve avec un sérieux problème, et cela se ressent dans les prix de l’électricité. Moi, je voudrais une vraie concurrence.

R.H. : On peut être d’accord sur certains constats, et c’est important de le souligner, car ces constats ne sont pas tenus par les autres partis. Là où on va moins se rejoindre, c’est sur cette idée de casser le monopole. Aujourd’hui, cinq acteurs européens contrôlent la quasi-totalité du secteur énergétique. C’est fini, le petit producteur électrique, il n’existe plus. La soi-disant concurrence que vous prônez, cela revient juste à ouvrir le marché à deux ou trois autres mastodontes. Pour le consommateur, ça ne changera rien. Les Pays-Bas ont complètement ouvert leur marché, et les prix ne sont pas plus bas que chez nous. Par contre, la France a le système le plus régulé, proche de l’étatique, et les prix de l’électricité y sont de 10 à 15 % inférieurs aux autres pays européens.

Votre solution, elle passe par la nationalisation de l’électricité ?

R.H. : Le PTB s’est soigné de la maladie des  » yakas « . Mais, en termes de projet de société, il est clair, pour nous, que les grands secteurs stratégiques qui déterminent le bien-être de toute une société ne peuvent pas être laissés aux mains du privé.

M.M. : Le giron public, on a vu à quoi ça ressemblait à l’époque des RTT [NDLR : Régie des télégraphes et télécoms, rebaptisée Belgacom en 1991]. Une catastrophe ! Il fallait trois semaines pour ouvrir une ligne téléphonique.

R.H. : Donnez-moi un exemple, un seul, d’un secteur libéralisé dans les années 1980 et qui fonctionne mieux depuis lors.

M.M. : Les télécoms. Ce n’est pas encore parfait, mais entre l’ancienne RTT, monopole d’Etat, où il n’y avait pas de clients mais des usagers, et la concurrence actuelle, encore imparfaite, il n’y a pas photo. En France, certaines offres rendent le triple play [NDLR : télévision, téléphone et Internet] accessible à partir de 20 euros par mois. C’est ça qu’il faut avoir en Belgique le plus vite possible : un service performant pour des sommes minimales.

R.H. : Il y a tout un mythe qui s’est créé sur les bienfaits de la libéralisation. Qu’est-ce qui s’est amélioré depuis qu’on a le choix entre Base, Mobistar et Proximus ? Le service aux abonnés est pire que tout. Vous appelez pour un renseignement, et vous vous retrouvez dans un call center au Sénégal. Je ne sais pas si vous vous chargez vous-même d’activer vos abonnements. Moi, je m’en occupe et il y a de quoi devenir fou. Et encore, je ne suis pas Strauss-Kahn, je n’ai qu’un seul GSM.

M.M. : Dans tous les pays où on a libéré les énergies, le bien-être a progressé. Pendant longtemps, l’Inde était quasi socialiste. Aujourd’hui, la moitié des Indiens sont sortis de la pauvreté. La Chine, qui se comporte comme un pays capitaliste à bien des égards, est en train de sortir de son sous-développement.

R.H. : Là-dessus, je dois vous reprendre. Depuis 1950, l’Europe a vu son produit intérieur brut augmenter d’un facteur huit à neuf. Et pourtant, il y a 800 000 chômeurs en Belgique. Alors oui, la richesse s’accroît, mais contrairement à ce que vous dites, cette richesse ne crée pas d’emploi.

M.M. : Le niveau de vie en Europe et en Amérique du Nord n’a rien de comparable avec ce qu’il était il y a cinquante ans. Parce qu’on a multiplié la richesse par neuf, justement.

L’arrivée au pouvoir, au début des années 1980, de Margaret Thatcher au Royaume-Uni et de Ronald Reagan aux Etats-Unis a-t-elle été un tournant aussi décisif qu’on le présente souvent ?

R.H. : A la suite de Thatcher et de Reagan, des mesures de droite ont été prises dans toute l’Europe. La plupart des pays occidentaux ont diminué de façon drastique l’impôt sur les sociétés. Conséquence : les bénéfices des 200 plus grandes entreprises mondiales ont explosé. En 1960, ils totalisaient 11 milliards de dollars. En 2007, on était passé à 790 milliards. Tout cet argent, les entreprises ne savent presque plus quoi en faire. Alors, que font-elles ? Elles créent des bulles spéculatives, pour que ça rapporte encore plus.

Mischaël Modrikamen, vous parlez de  » libérer les énergies  » ? A vous entendre, c’est comme si on vivait dans une économie marxiste, alors que le plan Marshall adopté par le gouvernement wallon, par exemple, repose largement sur la promotion de la libre entreprise.

M.M. : J’ai fait l’exercice d’additionner des chiffres qu’on n’additionne jamais. En Belgique, on dénombre 4,28 millions de salariés et de fonctionnaires, ainsi que 570 000 indépendants. Au total, cela fait 4,85 millions de personnes qui travaillent. D’autre part, on compte 1,86 million de retraités, 1,3 million de personnes à charge de l’Onem (chômeurs, prépensionnés…), 292 000 malades de longue durée, 78 000 personnes handicapées, 105 000 personnes émargeant au CPAS, et encore 25 000 candidats réfugiés qui bénéficient d’une assistance de la part de Fedasil.

Vous trouvez ça scandaleux ?

M.M. : Non, je veux juste mettre en évidence une réalité : en Belgique, 3,6 millions de personnes reçoivent une allocation, tandis que 4,85 millions travaillent, produisent… On est en train de glisser vers un ratio de un pour un. Ce système est intenable à terme.

R.H. : Je suis le premier à dire qu’il faut donner de l’emploi à tout le monde.

M.M. : Vous ne pouvez pas nier que certains chômeurs se complaisent dans leur situation. C’est inacceptable.

R.H. : Bien sûr que c’est inacceptable. Mais moi, je constate que, dans les années 1970, il n’y avait que 2 ou 3 % de chômeurs. Ce qui montre bien que, quand une société offre le plein-emploi, vous n’avez pas de chômeurs ! Sauf à considérer que le Belge, génétiquement ou sociologiquement, a changé depuis les années 1970, et ça, il faudra me le démontrer.

M.M. : Il y a du boulot ! Dans ce pays, 125 000 postes inoccupés ne trouvent pas preneur.

R.H. : J’aimerais bien voir ces 125 000 postes. Mais admettons. Il y a 800 000 chômeurs en Belgique. Je ne suis pas le plus grand des statisticiens, mais je sais faire un rapide calcul : 800 000 moins 125 000, ça nous met à 675 000 personnes qui ne trouveront pas de boulot, qu’elles cherchent ou pas. Quand il n’y a pas de boulot, il n’y a pas de boulot. Arrêtons de culpabiliser les chômeurs.

M.M. : Penser l’économie comme un gâteau, avec un nombre fini de parts, c’est la grande illusion de la gauche. Cela produit des raisonnements du type : si on réduit le temps de travail, on va créer plus d’emplois. C’est le contraire. La création de richesses est infinie. L’économie, c’est un gâteau en perpétuelle expansion, à condition de créer une logique vertueuse. Plus de gens qui travaillent, ça implique encore plus de revenus et, donc, encore plus d’emplois.

La semaine passée, la sénatrice Vanessa Matz (CDH) dénonçait dans ces pages  » le règne du fric « , qui empoisonne tout, et qui, en fin de compte, rend les gens malheureux. Le monde dont vous rêvez, n’est-il pas un monde de la compétition permanente, où les individus sont pressés comme des citrons ? Quelle place reste-t-il pour la qualité de vie dans votre projet de société ?

M.M. : La qualité de vie, elle provient avant tout de la satisfaction personnelle d’être responsable de son destin et d’être récompensé en fonction de ses mérites. C’est une philosophie inspirée du médecin anglais Theodore Dalrymple, dont Bart De Wever s’est lui aussi déclaré fan. Dalrymple a longtemps été psychiatre dans des prisons. Pour lui, la criminalité n’est pas un problème social, lié à la pauvreté, comme on le dit souvent, mais elle relève de la responsabilité de chaque individu.

R.H. : Ce qui nous ramène cent ans en arrière au niveau de la recherche en sciences sociales…

M.M. : Je vous confirme que le PP veut liquider tout l’héritage idéologique de Mai 68, et notamment cette idée que le criminel est une victime de la société.

R.H. : L’égalité des chances, elle n’existe pas. Mai 68 a au moins réussi à percer ce mythe-là. Les enfants d’ouvriers ne représentent que 3,4 % des étudiants à l’université. Je le sais, j’en faisais partie. J’ai pu terminer mes études, tant mieux. Mais pourquoi étions-nous si peu ? Parce qu’il y a des mécanismes de reproduction sociale qui pèsent sur les trajectoires des uns et des autres. Celles-ci ne dépendent pas seulement des décisions individuelles. Ce ne sont pas les ouvriers qui ont consciemment décidé de n’être que 3,4 % à l’université. Avant même l’université, il y a toute une sélection sociale. Certains enfants n’auront pas la chance d’aller à l’université, quels que soient leurs mérites.

M. M. : Il y a aujourd’hui un électorat populaire en rupture totale avec cette pensée dominante héritée de Mai 68. Une série de droites sont en train d’émerger en Europe, avec chacune leurs spécificités : la N-VA en Flandre, Marine Le Pen en France, l’UDC en Suisse, Geert Wilders aux Pays-Bas… Le PP s’inscrit dans ce courant.

Cette rupture que vous souhaitez tous les deux, mais dans des sens opposés, jusqu’où va-t-elle ? Peut-elle vous amener à remettre en cause la démocratie parlementaire ? Mischaël Modrikamen, vous affichez votre sympathie pour le Front national de Marine Le Pen. Raoul Hedebouw, vous appartenez à un parti qui s’est longtemps réclamé de Staline et de Mao.

M.M. : La démocratie parlementaire est mon seul horizon. Même si cinq minutes de conversation avec l’électeur moyen vous font désespérer de la démocratie, comme le disait Churchill, ça reste le moins mauvais système.

Au PTB, il fut un temps où vous prôniez la dictature du prolétariat, la lutte armée.

R.H. : Je l’attendais, celle-là.

Cela ne figure plus dans votre programme ?

R.H. : Non, ce n’est pas dans notre programme. Le PTB a commis des péchés de jeunesse. Le mythe de la révolution sandiniste au Nicaragua exerçait une grande fascination sur les partis de gauche qui venaient de se créer, au début des années 1980. Mais c’était groupusculaire ! En 1995, le PTB, ce n’était encore que 400 membres. Aujourd’hui, on en compte 4 600. Le PTB est devenu un parti plus établi. Mais la démocratie, c’est aussi plus complexe que d’aller voter une fois tous les quatre ans. Je vous rappelle les débats au sein du mouvement socialiste dans les années 1920, 1930, 1940. On se retrouvait avec un fascisme grandissant en Europe. Que faire ? Mon grand-père était résistant : oui, il a pris les armes, pour la démocratie ! Ce principe selon lequel une démocratie ne peut jamais se défendre ou se conquérir par les armes, je ne peux pas y souscrire. Je suis un grand fan de Mandela : eh bien, il était commandant en chef de l’ANC militaire. C’est un fait que la démocratie, en Afrique du Sud, les Noirs l’ont aussi gagnée par les armes. Maintenant, en Europe, je ne pense pas que la lutte armée soit à l’ordre du jour, sauf fascisme et tout et tout.

ENTRETIEN : FRANÇOIS BRABANT ET PIERRE HAVAUX

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