Nucléaire La facture sera pour le contribuable

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Assurer l’inassurable : c’est le casse-tête à résoudre pour les pouvoirs publics et l’industrie nucléaire. La cagnotte actuelle ne permettrait pas d’indemniser les victimes d’un accident nucléaire grave en Belgique…

Un peu moins de trois cents millions d’euros. Voilà ce qu’on trouverait dans la trousse de secours financière d’Electrabel si l’opérateur devait dédommager les victimes d’un accident nucléaire grave aux centrales de Doel ou de Tihange. Ainsi va la loi : en Belgique, les exploitants de centrales nucléaires ne sont légalement responsables des dommages qu’ils pourraient causer qu’à hauteur de la couverture garantie par leur contrat d’assurance soit, précisément, 297 millions d’euros.

Même si tous s’accordent à dire que les conséquences d’un accident nucléaire majeur ne sont pas assurables, ce montant de quelques centaines de millions d’euros est dérisoire. La littérature spécialisée évoque, pour une catastrophe de ce type, une facture de 10 milliards d’euros, au bas mot. Les conséquences économiques de l’explosion de la centrale de Tchernobyl, en 1986, sont chiffrées à plus de 350 milliards d’euros. Et les victimes de la catastrophe de Fukushima pourraient, selon les estimations de la banque Merill Lynch, envoyer à l’exploitant de la centrale une facture de 91 milliards d’euros, au minimum. Or le système d’assurance du pool nucléaire japonais ne permettra pas de libérer plus de 530 millions d’euros au titre de dédommagement. Qui prendra le relais ? L’Etat japonais, forcément.

Certes, si un drame nucléaire devait se produire ici, et si les dégâts, humains et matériels, dépassaient le seuil de 300 millions d’euros, 140 autres millions d’euros seraient disponibles dans le cadre d’une sorte de caisse de solidarité alimentée par les Etats signataires de la convention de Bruxelles. Celle-ci complète la convention de Paris, qui fixe, depuis 1960, les grandes lignes de la couverture du risque nucléaire en Europe occidentale. En Belgique, depuis 1999, l’Etat n’est plus supposé intervenir en cas d’accident : la charge de l’indemnisation est entièrement laissée aux assureurs de l’exploitant des centrales atomiques et à ce système de solidarité internationale.

 » Même l’angoisse provoquée doit être couverte « 

Signée par 13 pays d’Europe, dont la Belgique, la convention de Paris tient l’opérateur nucléaire responsable de tout accident, même s’il n’a pas commis de faute ; elle lui impose de réparer tous les dommages aux personnes et aux biens liés à cet accident, mais limite sa responsabilité à une période de dix ans après les faits.  » Même l’angoisse provoquée par un tel événement doit être couverte « , insiste Wauthier Robyns, porte-parole d’Assuralia, la fédération professionnelle des assureurs. L’exploitant sera tenu de dédommager les victimes dans tous les cas de figure, cataclysmes naturels exceptionnels et attentats inclus, à l’exclusion des accidents provoqués par des conflits armés, insurrections, hostilités et guerre civile.

Les contribuables mis à contribution ?

Certes, le risque d’un accident nucléaire majeur est faible en Belgique. Mais s’il survenait, il serait forcément d’une ampleur considérable. C’est, du coup, un pool d’assureurs nationaux (Syban) qui couvre ce risque, aucune compagnie n’ayant les épaules financières assez larges pour s’en charger seule.

Mais à supposer qu’une catastrophe nucléaire survienne en Belgique, qui en porterait la responsabilité financière, au-delà des 440 millions d’euros actuellement prévus ?  » Au-delà, chacun se démerde « , lance le député Ecolo Olivier Deleuze, le père de la loi de sortie du nucléaire. La formule manque d’élégance, mais, sur le fond, elle est exacte.

Dans un tel cas, c’est, faute de mieux, l’Etat qui prendrait la relève des opérateurs nucléaires pour dédommager les victimes.  » Est-ce bien normal ? interroge Tom Vanden Borre, professeur de droit nucléaire international et de responsabilité nucléaire à la KUL. Est-ce aux contribuables de payer pour les dégâts occasionnés par une entreprise privée ? « 

Dans le monde, la responsabilité légale des opérateurs et les risques nucléaires couverts sont très variables selon les pays (voir tableau p. 52). Alors que la France, pays le plus nucléarisé de la planète après les Etats-Unis, impose à ses opérateurs de ne se couvrir qu’à hauteur de 91 millions d’euros, l’Allemagne a rendu la responsabilité des opérateurs illimitée et leur a imposé une couverture de 2,5 milliards. En cas de besoin, l’Etat allemand interviendrait pour le même montant.  » Le dédommagement des victimes sera tout à fait différent si elles sont touchées par un accident nucléaire important dans un pays ou un autre « , souligne Tom Vanden Borre.

En 2004, un protocole de modification de la convention de Paris a été conclu, qui devait apporter d’importants amendements au texte de base. La responsabilité de l’opérateur était étendue à 30 ans au lieu de 10 pour les dommages corporels et le montant des indemnisations, réparties en trois étages, était revu à la hausse : une première tranche de 700 millions d’euros à charge des exploitants, une seconde de 500 millions, assurée par chaque Etat, et la troisième, de 300 millions, issue du pool constitué par les Etats signataires de la Convention. Soit un total de 1,5 milliard donc, au minimum. Sept ans plus tard, ce protocole n’a toujours pas été ratifié – sauf par l’Espagne et la Suisse – et les montants déterminés à l’origine restent d’application.

Anachronisme nucléaire

 » Historiquement, rappelle Tom Vanden Borre, l’intervention des pouvoirs publics dans la couverture du risque se justifiait, au début des années 1960 : il s’agissait de soutenir le secteur, en plein développement. Mais plus de cinquante ans après la signature de la convention de Paris et vingt-cinq ans après la catastrophe de Tchernobyl, les textes n’ont pratiquement pas été réactualisés. Les règles en vigueur en Europe sont anachroniques. « 

C’est, au fond, la question d’une certaine distorsion de concurrence qui se pose : car cette forme de subsidiation, par les pouvoirs publics, du secteur nucléaire ne met pas les différentes filières de production d’énergie sur le même pied.  » L’énergie nucléaire est bon marché parce que les exploitants de centrales n’internalisent pas la totalité de la couverture du risque d’accident, relève Tom Vanden Borre. Si on veut jouer le jeu et comparer les prix de tous les types de production d’énergie, alors, il faut appliquer les mêmes règles à tous les acteurs. « 

Aux Etats-Unis, le Price Anderson Act, signé en 1957, partait un peu sur les mêmes bases que les conventions signées en Europe : il s’agissait de venir en appui de l’industrie nucléaire et, pour l’Etat, de la soulager financièrement en prenant à sa charge une partie du risque. Mais ce texte a été réévalué et amendé tous les dix ans, au point que, depuis 1982, il ne prévoit plus aucune intervention de l’Etat en cas d’accident nucléaire : ce sont les opérateurs – on compte une centaine de réacteurs aux Etats-Unis – et les pools d’opérateurs qui couvrent entièrement ce risque. Les montants des compensations ont été indexés au moins tous les cinq ans et ils s’appliquent de la même manière dans tous les Etats américains.  » On observe qu’avec un tel système les sommes réservées aux victimes potentielles sont plus élevées, détaille Tom Vanden Borre. En outre, du fait de leur responsabilité collective, les opérateurs se contrôlent les uns les autres, strictement, afin de minimiser les risques d’accident. Cet état d’esprit de collaboration entre exploitants est totalement absent en Europe. « 

De ce côté de l’Atlantique, rien n’empêche les responsables politiques d’améliorer d’initiative la couverture actuelle du risque nucléaire. Ici, le CD&V vient de déposer une proposition de loi qui vise à appliquer enfin le protocole de 2004, mais rien de plus. Dans les rangs d’Ecolo, on peaufine une proposition qui fixerait la couverture obligatoire, pour l’exploitant, à 2,5 milliards… En Espagne, en Grande-Bretagne et en Suède, des propositions sont sur la table pour porter cette responsabilité à 1,2 milliard d’euros.  » Si une telle formule est rendue obligatoire, le secteur s’organisera pour y arriver, souligne un expert : une couverture de 1,2 milliard ne représente qu’un dixième de la couverture garantie aux Etats-Unis.  » Peut-être faudrait-il, pour cela, créer des pools d’assureurs européens et non plus nationaux… Et instaurer un régulateur européen pour le secteur, inexistant à l’heure actuelle.

Précisément. La Commission européenne vient de lancer un groupe de travail qui planche sur la question de la responsabilité nucléaire, en s’inspirant notamment du modèle américain. Les quelque trente experts qui y participent devraient rendre leur rapport fin 2012 ou début 2013.

LAURENCE VAN RUYMBEKE

 » L’état d’esprit de collaboration entre exploitants est totalement absent en Europe »

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