Nucléaire iranien L’heure de vérité

Alors que les négociations avec les grandes puissances ont repris, Téhéran disposerait déjà d’assez d’uranium pour fabriquer une bombe. Enjeux intérieurs et internationaux, options politiques et militaires : état du dossier de tous les dangers.

1 Comment le programme est-il né ?

Les ambitions nucléaires de l’Iran remontent aux années 1960. A l’époque, le chah, Mohammad Reza Pahlavi, souhaite doter son pays de centrales destinées à la production d’électricité. En 1979, l’ayatollah Khomeini met fin à tous les contrats de coopération signés par l’ancien régime : le Guide suprême de la révolution juge l’option nucléaire non conforme aux préceptes de la religion. Après trois années de guerre avec l’Irak, les mollahs changent d’avis. Face à la menace que représentent Saddam Hussein et ses armes chimiques, ils veulent acquérir la maîtrise de l’atome. Pour y parvenir, ils s’adressent au Pakistan, seul pays musulman à maîtriser la production d’uranium enrichi.

Les premières discussions ont lieu en 1984. Elles débouchent, trois ans plus tard, sur un accord formel de coopération. Le père de la bombe pakistanaise, Abdul Qadeer Khan, promet de fournir les composants nécessaires à la fabrication de centrifugeuses – les machines à enrichir l’uranium – de première génération (P-1). A Natanz, les Iraniens construisent un vaste complexe : en surface, une usine pilote susceptible de recevoir 984 centrifugeuses ; au sous-sol, l’unité principale, conçue pour accueillir 54 000 machines. Les inspecteurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), organisme des Nations unies chargé de veiller à l’usage pacifique de l’énergie nucléaire, ne sont autorisés à visiter les lieux qu’en 2003. Les Iraniens jurent alors qu’ils ne cherchent à produire que de l’uranium faiblement enrichi, à des fins civiles… Parallèlement, l’Iran s’intéresse aussi à une autre filière, celle du plutonium. La République islamique bâtit en secret, à Arak, un réacteur à eau lourde, capable de produire du combustible de qualité militaire.

2Où en est-il aujourd’hui ?

Le réacteur d’Arak devrait entrer en service vers 2010, ce qui permettrait en théorie aux Iraniens de disposer d’une bombe nucléaire au plutonium dans trois ans environ. Mais c’est surtout le programme d’enrichissement d’uranium qui inquiète la communauté internationale. L’usine de Natanz est opérationnelle depuis 2006. Selon le dernier rapport de l’AIEA, 8 803 centrifugeuses fonctionneraient sur le site. Elles auraient déjà produit 1 508 kilos d’uranium faiblement enrichi. Assez pour fabriquer une bombe, à condition de  » surenchérir  » cette matière. Et les experts estiment que quelques semaines suffiraient pour mener à bien cette opération.

Les centrifugeuses de Natanz sont de type P-1. Or les Iraniens ont passé en 1994 un second accord avec Abdul Qadeer Khan, qui portait sur la fourniture des plans d’une centrifugeuse plus performante, la P-2. Trois de ces centrifugeuses de seconde génération auraient été livrées en 1997. Or le complexe de Natanz n’est pas le seul site de production d’uranium enrichi prévu par le programme nucléaire de l’Iran. Téhéran a dû admettre, sous la pression des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne et de la France qui en ont révélé l’existence lors du sommet du G-20 à Pittsburgh, la construction d’un autre centre d’enrichissement, près de la ville de Qom. La promesse faite par l’Iran que le site serait ouvert aux inspections de l’Agence internationale de l’énergie atomique n’a pas complètement rassuré les Occidentaux sur les intentions du pouvoir iranien. D’autant plus que la République islamique a procédé, le lundi 28 septembre, au tir, apparemment réussi, d’un missile Sejil, utilisant du combustible solide, d’une portée de 2 000 kilomètres.

3Est-ce un programme militaire ?

Le seul fait d’enrichir de l’uranium ne constitue pas une violation du traité de non-prolifération (TNP, ratifié par Téhéran en 1970). Mais, dans le cas de l’Iran, plusieurs indices ont été jugés inquiétants : le secret autour de la construction des sites de Natanz, d’Arak et de Qom, des importations de matériaux sensibles non déclarées, le programme balistique et la découverte, surtout, en 2003, à Natanz, par les inspecteurs de l’AIEA, d’un document pakistanais expliquant comment former des hémisphères d’uranium, technique qui ne sert que si l’on veut fabriquer une bombe… A cela s’ajoute une remarque de bon sens : l’Iran ne dispose d’aucune centrale susceptible d’utiliser l’uranium enrichi produit à Natanz. Les Iraniens ne possèdent en effet qu’une centrale nucléaire civile, à Bouchehr, construite par les Russes. Elle ne peut être alimentée, aux termes d’un accord signé en 2005, qu’avec du combustible russe.

Pour autant, l’uranium produit à Natanz n’est que faiblement enrichi. Cela fait de l’Iran un  » pays du seuil « , mais non encore une puissance nucléaire. Et du programme iranien  » un programme d’apparence civile, avec vraisemblablement une option militaire qui n’a pas encore été levée « .

4Faut-il avoir peur d’un Iran atomique ?

Les stratagèmes mis en £uvre par Téhéran, souvent pris en flagrant délit d’importations clandestines de technologie et de mensonge quant à la nature ou à l’ampleur de son programme, suscitent une inquiétude légitime. Inquiétude alimentée par les imprécations du président Mahmoud Ahmadinejad. Reste que les dirigeants iraniens, plus rationnels qu’on ne le pense en Occident, ne sauraient mésestimer le caractère suicidaire qu’aurait une attaque nucléaire sur Israël ou sur toute autre cible, pour peu qu’ils en maîtrisent le déclenchement. En revanche, ils pourraient miser sur l’accession de l’Iran au sein du club de l’atome pour modifier, à son profit, la donne géopolitique moyen-orientale. En cela, la République islamique s’inscrit dans une obsession historique, née au temps de Cyrus le Grand (vie s. avant J.-C.) et patente, au xxe siècle, sous la dynastie Pahlavi : l’obtention d’un statut de puissance régionale respectée. Sans doute la pérennité d’un régime contesté passe-t-elle, aux yeux des mollahs, par cette forme de dissuasion. Reste que l’émergence d’un Iran nucléaire ouvrirait la boîte de Pandore de la prolifération. Comment convaincre des pays vulnérables et sunnites, tels que l’Arabie saoudite ou l’Egypte, de renoncer face à une telle menace à la course à l’arsenal atomique ?

5 Comment a réagi la communauté internationale ?

La tâche des interlocuteurs de l’Iran est compliquée par la fragmentation du régime de Téhéran, constitué d’une nébuleuse d’organes et traversé de lignes de fracture politiques encore renforcées par la réélection contestée, le 12 juin, de Mahmoud Ahmadinejad. Occidentaux et Russes ont d’abord cherché à encourager l’Iran à adopter un programme nucléaire civil. Mais Téhéran a rejeté, le 6 août 2005, une proposition de l’Union européenne afin de l’aider à construire un tel programme,  » non proliférant et économiquement viable « . L’année suivante, Téhéran ayant repris son programme d’enrichissement de l’uranium, l’AIEA saisit le conseil de sécurité de l’ONU. Ce dernier adopte, en décembre 2006, une série de sanctions contre l’Iran, renforcées en 2007. A cela, les Etats-Unis et l’Union européenne ajoutent plusieurs mesures qui visent les principales banques du pays. L’investiture de Barack Obama, en janvier 2009, marque un changement de ton de la part de Washington, qui appelle Téhéran à reprendre un dialogue engagé avec le Groupe des six, qualifié aussi  » 5 + 1  » (Etats-Unis, Russie, Chine, Royaume-Uni, France et Allemagne), chargé par l’ONU de traiter la question nucléaire ; les dernières discussions dans ce cadre remontent à juillet 2008. Mais la main tendue d’Obama est restée sans effet. Téhéran n’a toujours pas répondu aux questions sur la nature militaire supposée de son programme. Dans les dernières propositions iraniennes en vue de la reprise des négociations, remises le 9 septembre, rien ne figure sur une suspension de l’enrichissement de l’uranium réclamée par les Nations unies. Plus que jamais, Téhéran semble chercher à gagner du temps.

6 Que fera-t-elle demain ?

Le Groupe des six, Etats-Unis en tête, a décidé de prendre au mot l’Iran, qui se dit  » prêt à négocier  » : les représentants des uns et des autres se sont retrouvés jeudi à Genève afin de discuter des dernières propositions de Téhéran. Celles-ci restent ambiguës. Pourquoi, alors, reprendre le dialogue sur des bases aussi fragiles ? Les grandes puissances espèrent sans doute jouer des désaccords parmi les mollahs au pouvoir, dans l’espoir de renforcer la main des plus pragmatiques. En cas d’échec, de nouvelles sanctions, plus sévères, pourraient être imposées. Certains, à Washington, souhaitent interdire à l’Iran toute importation d’essence : le pays, grand exportateur de pétrole brut, ne dispose pas de capacités de raffinage suffisantes et importe 40 % de son essence. Mais tout le monde n’est pas d’accord. Car les Occidentaux eux-mêmes sont plus divisés qu’il n’y paraît. Barack Obama, dont l’état de grâce touche à sa fin, veut à tout prix éviter d’apparaître faible en face de l’Iran. D’autres, parmi les Européens, craignent, sous l’effet de nouvelles sanctions, un durcissement de Téhéran qui risquerait de précipiter une frappe militaire israélienne. Et de nombreux pays sont eux-mêmes partagés sur la marche à suivre.

7 L’Iran, seul contre tous ?

Face à l’ambition iranienne, le  » reste du monde  » n’a jamais parlé d’une seule voix. Pour autant, l’Iran compte peu d’alliés, sinon la Syrie, la Corée du Nord ou encore le Venezuela de Hugo Chavez. Au sein du Conseil de sécurité des Nations unies, deux des cinq membres permanents ménagent Téhéran. La Russie, qui tarde à livrer la centrale de Buchehr, doit résoudre ses contradictions : l’irritation que lui inspire la raideur iranienne, la crainte suscitée par un Iran nucléarisé au sud d’un Caucase déstabilisé par l’islamisme armé, la volonté de maintenir des relations politiques et commerciales qui tiennent l’Amérique à distance. La Chine, elle, s’emploie à entraver l’intensification des sanctions et plaide en faveur de nouveaux  » efforts diplomatiques  » : Téhéran est le troisième fournisseur de brut de Pékin, qui craint en outre un précédent utilisable contre la Corée du Nord. Dans le monde musulman, l’épouvantail téhéranais tourmente avant tout les émirats travaillés par une minorité chiite insoumise (Bahreïn, Koweït), les régimes sunnites fragilisés par l’activisme fondamentaliste et les  » laïques  » d’Irak, pays sous influence. La crainte est d’autant plus palpable que la rhétorique d’Ahmadinejad puise souvent aux sources d’une chimère chère au défunt ayatollah Khomeini : l’exportation de la révolution.

8Israël va-t-il frapper ?

Lors d’un voyage à Berlin, à la fin du mois d’août, Benyamin Netanyahu se voit offrir l’original des plans d’Ausch-witz :  » Nous ne pouvons pas laisser le mal organiser le meurtre massif d’innocents « , commente-t-il. Le Premier ministre israélien ne rate pas une occasion de répéter qu’il ne tolérera pas la menace vitale pour son pays que représenterait, à ses yeux, ce régime iranien armé de la bombe. C’est la doctrine Begin, du nom de l’un de ses prédécesseurs qui avait ordonné, en 1981, la destruction du réacteur irakien d’Osirak, et qui prétend empêcher tout ennemi d’Israël d’acquérir l’arme nucléaire. L’état-major de Tsahal, l’armée de l’Etat hébreu, ainsi que les services de sécurité seraient aujourd’hui divisés sur l’opportunité de bombardements préventifs des installations en Iran. Y aller malgré l’opposition américaine ? Pour de simples frappes ou pour une campagne de plusieurs semaines ? Avec quelle efficacité, in fine ? Et quelles conséquences régionales ? Le débat irrigue les médias.

9 En Iran, à qui profite la crise ?

A court terme, le régime, un temps ébranlé par la vague de contestation la plus ample de son histoire, peut tabler sur le bras de fer engagé avec l’Occident pour forger un semblant d’union sacrée, au nom de l’indépendance nationale. Sans doute Mahmoud Ahmadinejad doit-il en partie au regain de tension sur le front nucléaire l’adoubement par le Majlis (Parlement) de la plupart des ministres de son gouvernement, pourtant jugés  » incompétents  » par de nombreux députés. Il ne se prive d’ailleurs pas d’accabler ses prédécesseurs, accusés de  » faiblesse  » dans l’arène atomique. Voilà les rescapés du courant réformateur muselés pour un moment. De même, si le Guide suprême Ali Khamenei, maître des choix stratégiques, affiche son soutien à un président dont les foucades le lassent parfois, c’est aussi par souci de serrer les rangs face à l' » arrogance mondiale « . Reste qu’à long terme la stratégie du perpétuel défi risque de trouver ses limites. La logomachie du  » droit inaliénable à l’énergie nucléaire  » ne nourrit pas son homme. Or la plupart des démunis attendent toujours l' » argent du pétrole « , censé garnir la table familiale. Quoi qu’en disent les officiels, le peuple pâtit de sanctions imputées certes à la cruauté de l’ennemi, mais aussi, mezza voce, à l’entêtement du pouvoir.

J.-M. D., M. E., V. H. ET D. L.

à lire : Bruno Tertrais, Le Marché

noir de la bombe. Buchet-Chastel, sept. 2009, 260 p. Et, du même auteur, Iran, la prochaine guerre.

Le Cherche Midi, 2007, 140 p.

jean-michel demetz, marc epstein, vincent hugeux et dominique lagarde

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