» Nous vivons une crise du bien « 

Il était devenu le philosophe de service de la télévision française. Aujourd’hui, il n’ouvre plus que là où  » ce que vous dites l’emporte sur ce que vous êtes « . Fort de cette expérience, Raphaël Enthoven publiera en janvier un ouvrage sur l’immense malentendu de cette philosophie devenue une mode.  » Je veux transformer cette mode en nécessité « , clame le chroniqueur de L’Express. Son but est d’éveiller en chacun le sentiment de sa singularité. Son ennemi, c’est le troupeau. C’est d’ailleurs cette pensée grégaire, dont l’intolérance n’est que l’avatar, qui, selon Raphaël Enthoven, singularise notre époque. Epoque de crise où la bien-pensance est malmenée, parfois au nom du  » politiquement incorrect « . Sur les caricatures de Mahomet, les réseaux sociaux ou l’affaire Martin-Dutroux, Raphaël Enthoven bouscule les certitudes.

Le Vif/L’Express : Vous êtes venu à Bruxelles inaugurer la deuxième saison des Mardis de la philo.be (1). Les philosophes doivent-ils aller davantage à la rencontre du grand public ?

Raphaël Enthoven : Faire de la philosophie, c’est traduire en textes les préoccupations qui sont les nôtres. Mais aller vers le grand public suppose de ne jamais vulgariser. On n’est pas obligé de simplifier ce que l’on dit. Il suffit de le dire simplement.

Le grand public est-il de plus en plus réceptif à la parole du philosophe ?

C’est très paradoxal : l’engouement pour la philosophie hors de l’école s’accompagne d’une désaffection universitaire ; ce qui expose un public de néophytes aux marchands du temple, aux idéologues, aux gourous qui font croire que la philosophie est une chose simplifiable. Pour que la philosophie puisse sortir de l’école, il faut qu’elle s’y installe de plus en plus.

La philosophie, est-ce une école de la tolérance ?

Je fais mienne la phrase de Spinoza qui se proposait de  » ne pas pleurer, ne pas haïr, ne pas détester mais comprendre « . C’est un bienfait qui suppose que tous les discours soient audibles. J’ai tendance à considérer que la raison pour laquelle les philosophes nous sont si proches est qu’ils expriment quelque chose que nous portons déjà. Descartes est le meilleur interprète du désir que nous pouvons avoir de  » table rase « . Rousseau est le meilleur interprète du sentiment que nous pouvons avoir d’être seul de notre camp. Spinoza, du sentiment que nous pouvons avoir de comprendre parfois notre ennemi. Bergson, de l’émotion qui nous saisit devant quelque chose qui pourtant nous est familier…

On me parle de montée des intolérances… J’adhère assez peu au sentiment que les époques sont particulières. Le taux de connards est rigoureusement le même. Le taux d’intolérance est le même. J’ai tendance à considérer que les problèmes se reposent à chaque génération. Si je mets de côté la révolution numérique, la spécificité de notre époque est que nous vivons une crise du bien. Nous vivons une époque où la bien-pensance

est malmenée, où les progressistes sont conservateurs, où les partisans du bien le font parfois aux dépens de la tolérance… Sous couvert du politiquement incorrect, des gens sont ouvertement racistes en se faisant valoir comme des francs-tireurs ou des iconoclastes dans un monde aseptisé. C’est la petite singularité de notre époque. Ce n’est pas tellement l’intolérance qui me gêne. L’intolérance n’est que l’avatar d’un phénomène plus large qui est la  » grégarisation  » des pensées, le sentiment de penser en troupeaux. Mon métier consiste à distiller de l’individu au sein des foules. L’une des premières phrases que j’ai lue en philosophie était de Nietzsche, qui disait qu’  » auparavant, le moi était perdu dans le troupeau ; maintenant, le troupeau est perdu dans le moi « . L’enjeu est d’éveiller en chacun le sentiment de sa singularité. C’est ma façon de gripper la machine de l’intolérance.

Mission impossible ?

Les paradoxes de l’intolérance sont très intéressants. La question des caricatures du prophète Mahomet est exemplaire. Qui est intolérant ? Celui qui moque une religion ou celui qui interdit qu’on le fasse ? Qui est islamophobe ? Celui qui se moque du Prophète ou celui qui tient les musulmans pour trop bêtes pour faire la différence entre la caricature et l’irrespect ? Qui est caricatural ? Le dessinateur ou le fanatique qui prend Dieu pour un homme et qui croit le défendre en s’opposant à des dessins ? Je n’aime ni les salafistes ni les indécis. Les salafistes sont les mécréants de l’histoire parce qu’ils se prennent indûment pour les porte-parole de Dieu. Les indécis disent que, dans un tel contexte, il ne fallait pas sortir les caricatures. Mais je n’ai jamais rencontré une personne qui me tienne ce discours sans qu’au bout de trois minutes elle en vienne à me dire que les musulmans sont trop bêtes pour comprendre que les caricatures ne sont pas une affaire d’irrespect. Les intégristes ne sont dangereux que quand les indécis sont au pouvoir. Quand le contexte sera-t-il propice ? Quand le monde sera-t-il suffisamment en paix pour que les gens puissent tranquillement se moquer les uns des autres ?

L’essor des réseaux sociaux, dont on peut penser a priori qu’ils encouragent l’individualisation, n’a-t-il pas l’effet pervers de  » grégariser  » davantage ?

Il faut distinguer l’utilisation des réseaux sociaux en dictature et en démocratie. Le mur de Berlin n’aurait pas tenu avec Facebook. Dans les régimes où nous sommes privés de liberté, nous n’avons pas les moyens de nous interroger sur le bon ou le mauvais usage de la liberté. En dictature, les réseaux sociaux sont une bénédiction. En démocratie, les réseaux sociaux deviennent problématiques. Première critique : c’est le rêve des services de renseignement. Les services de renseignement l’ont rêvé, Facebook l’a fait ! Il n’y a plus besoin de fouiller dans les affaires des gens pour découvrir ce qu’ils sont. Seconde critique : l’individu qui expose sa vie soit via Facebook soit via l’ego-fiction est hyper-grégaire dans son comportement. L’individualisme auquel j’en appelle n’est pas un individualisme de la vie privée. C’est l’individualisme augustinien de l’intime, de ce que nous avons de plus intérieur en nous et qui est en fait un autre. C’est la différence entre l’identité et la singularité.

Le philosophe peut-il parler de tout ?

Le philosophe parle de ce qu’il veut tant qu’il n’a pas le sentiment de savoir, l’autre nom de la bêtise. L’enjeu est d’éveiller les gens. Or le sentiment de savoir permet de s’endormir. On peut parler de ce que l’on veut. La seule condition est de ne pas le faire avec condescendance. La philosophie n’a pas à se rendre accessible ; elle l’est déjà. En France, il y a quelques années, notre Premier ministre Jean-Paul Raffarin parlait de  » la France d’en bas « . Il avait juste oublié que pour parler de  » la France d’en bas « , il fallait la regarder d’en haut. La philosophie appréhendée comme une mode se penche sur des phénomènes avec une sorte de gourmandise comme un gastronome se nourrirait de Smarties. La philosophie ne doit pas devenir une pensée du gadget. C’est ce que je dénonce dans un livre qui paraît en janvier sur la mode de la philosophie, un immense malentendu.

L’essor de la philosophie a-t-il conduit à des dérives ?

Non, le succès de la philosophie tient à un malentendu qui demande à la philosophie d’être tantôt de la psychologie (de nous aider à mieux vivre notre vie), tantôt de la théologie (trouver un sens à la vie). Or à la psychologie, la philosophie oppose le modèle d’une pensée décourageante, angoissante, si peu rassurante qu’elle ne nous aide pas, en tout cas pas au début. Elle ne suspend pas la douleur de vivre ; elle l’explore. Si elle l’atténue, c’est par son examen, c’est en lui faisant face. Et puis elle n’est pas la théologie. A la question du sens de la vie, la philosophie substitue la question de savoir d’où vient le besoin qu’on a de trouver un sens à la vie. La philosophie, c’est questionner les questions plus que d’y répondre. La réduire à la psychologie ou à la théologie, c’est en faire une mode. Mon but est de convertir cette mode en nécessité, donc de faire de la contrebande.

Avez-vous eu l’impression que, par votre présence dans les médias, vous avez sacrifié à cette mode et que vous êtes devenu le philosophe de service (2) ?

C’est difficile de ne pas aller à la télévision quand on vous y invite. La chair est faible. Et puis, il y a un moment où vous comprenez que l’on ne vient pas vous écouter mais qu’on vient vous regarder parler. Ce jour-là, soit vous quittez les médias, soit vous n’allez plus que là où ce que vous dites l’emporte sur ce que vous êtes. Je connais deux endroits pour cela, c’est France Culture et Arte. Tant que j’ai la possibilité de distiller dans les médias un message non grégaire, j’y vais. Quelle que soit la taille du format. On travaille sur la création d’une minute de philosophie. C’est intéressant de voir ce que l’on peut faire passer en une minute sans le simplifier.

Peut-on faire de la philosophie sur Twitter, en 140 signes ?

Oui. Mais le problème de Twitter est qu’un message destiné d’emblée à un univers collectif se ressent de la collectivité à laquelle il s’adresse. La double contrainte des 140 signes et de l’ampleur des destinataires prive de distiller une parole singulière.

Certains médias font de plus en plus appel à la parole du citoyen. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

C’est désastreux. L’opinion des gens ne m’intéresse pas du tout. La mienne non plus en tant qu’elle est une opinion. Ce qui m’intéresse, ce sont les arguments. La juxtaposition des opinions au nom d’une sorte de démocratisme mal compris m’a toujours semblé une façon injurieuse de flatter les gens. Les radios où les auditeurs ont la parole m’ennuient profondément. Les opinions se ressemblent toutes. Les idées nous singularisent, les opinions nous réunissent. Le savoir nous distingue, l’ignorance nous réunit.

Et puis, il y a un dévoiement de l’égalité des droits, essentielle, en équivalence des savoirs, c’est-à-dire Wikipédia. Ce sentiment que puisque nous avons les mêmes droits, nous avons les mêmes connaissances. Une sorte de bigotisme égalitaire qui donne à l’opinion un pouvoir ahurissant. Je le retrouve dans les comportements de  » clients  » des étudiants des grandes écoles. A Sciences po, on demande aux représentants des élèves de donner leur avis sur les cours reçus :  » Je n’ai pas été satisfait du cours de Machin parce que je trouve qu’il aurait dû s’intéresser davantage à tel sujet « … Mais va te faire voir, qui es-tu, petit con ?

Ne peut-on pas vous taxer d’élitisme ? Monsieur Tout-le-monde n’a pas nécessairement les arguments pour exprimer une opinion pertinente…

Je suis résolument élitiste, dans la mesure où je considère que cet élitisme est accessible à tous. Chacun a la possibilité, la force et la liberté de questionner son opinion avant de la brandir comme une certitude. Il suffit de se dire qu’auparavant on va écouter celle d’en face. Je ne désespère pas de convertir les opinions en arguments. Je ne fais pas la guerre aux foules ; je fais la guerre à la partie de moi-même ou de quiconque qui est grégaire. L’ennemi, c’est le troupeau.

N’y a-t-il tout de même pas un risque de fracture entre l’élite et la  » France d’en bas  » ou  » la Belgique d’en bas  » ? En Belgique, l’annonce de la libération de Michelle Martin, ex-épouse de Marc Dutroux, a suscité de vives réactions et une fracture entre la justice et une partie de la population…

Cet exemple est très intéressant : Marc Dutroux, le monstre. Un : le problème n’est pas que Marc Dutroux est un monstre, Marc Dutroux est un humain. Le désigner comme un monstre permet de l’exclure de la sphère de la réflexion.  » Le problème du mal, c’est sa banalité « , disait Hannah Arendt. Deux : autour de Marc Dutroux, des tas de gens avec les meilleures intentions du monde défendaient le principe de la peine de mort. Question absolument légitime. Dans Réflexion sur la peine capitale, Camus explique que son père vomit en revenant d’une exécution publique alors même qu’il était content que la personne, qui était à ses yeux un monstre, soit exécutée. Camus en déduit que la peine de mort n’est pas une affaire de justice mais une affaire de vengeance. Il n’appartient pas à la justice de prendre en charge la vengeance. Pour le dire plus simplement : je suis père de famille ; si quelqu’un s’en prend à mes enfants, je le tue, clairement. Cela n’empêche pas que je suis un militant acharné de l’abolition de la peine de mort parce que ce n’est pas à l’Etat de prendre en charge mon propre besoin de vengeance. Le simple fait qu’une peine de mort soit irréversible et qu’il se puisse qu’un individu, condamné à mort et exécuté, soit innocent suffit en soi à lutter contre la peine de mort. C’est le principe de la liberté même. Les Khmers rouges avaient le dogme inverse : il vaut mieux emprisonner un innocent que libérer un coupable. Il faut décourager les certitudes, opérer des distinctions là où il y a unanimité.

(1) La saison se prolonge jusqu’au 26 mars 2013 www.lesmardisedelaphilo.be.

(2) Le Philosophe de service et autres textes, dernier ouvrage paru de Raphaël Enthoven, Gallimard, 112 p.

PROPOS RECUEILLIS PAR GÉRALD PAPY

 » Les intégristes ne sont dangereux que quand les indécis sont au pouvoir « 

 » Le mur de Berlin n’aurait pas tenu face à Facebook « 

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