» Nous devons réfléchir au prix du progrès « 

 » Laisser tomber dans l’eau son iPhone 4 donne rarement naissance au 5 ; en revanche, l’invention du 5 rend peu à peu caduc le 4 !  » Comme Archimède, Luc Ferry a trouvé dans sa baignoire de quoi retourner le principe de l’économiste Joseph Schumpeter, et abandonner la  » destruction créatrice  » au profit de l' » innovation destructrice « , titre de son nouvel essai. Quel est le prix de chaque avancée de la technique ? Ou de la société ? Comment profiter du dynamisme inventif tout en limitant ses dégâts économiques et politiques ?  » La loi du nouveau, la loi de la surprise… La surprise est une chose morte. Morte à peine conçue « , affirme Marc à la fin d’Art, de Yasmina Reza. Esthétique, journalisme, consommation, moeurs : le pilosopohe et ancien ministre français de l’Education pratique une autopsie générale de la surprise, qui le mène de la généalogie du bobo aux Ferrari cabossées et à Marine Le Pen.

Le Vif/L’Express: Pourquoi innover n’est pas à coup sûr améliorer ?

Luc Ferry : L’innovation est vitale pour nos vies comme pour notre économie, mais elle produit aussi des effets pervers. Le discours patronal est souvent juste, mais pas assez sensible au  » tragique « , pas assez conscient des  » côtés obscurs  » de l’innovation. Sans investissements innovants, c’est vrai, la France se désindustrialise, mais l’innovation rend aussi obsolète tout ce qui est ancien, et cette logique ne vaut pas seulement pour les objets, les smartphones ou les voitures, mais pour toutes les dimensions de la vie humaine : l’art, l’information, les moeurs, la morale. Du coup, tous ceux qui sont attachés à un coin de tradition quel qu’il soit, matériel ou spirituel, entrent en résistance contre la logique du monde moderne. Je propose donc, dans ce livre, de réfléchir au prix du progrès.

Si l’innovation est destructrice, doit-on croire encore à l’idée de progrès ?

Oui, sans hésiter, mais à deux conditions : l’une, que l’innovation soit utile, pas futile ; l’autre, que l’on réponde aux inquiétudes qu’elle suscite par sa logique de déracinement permanent. Depuis le milieu du XVIIIe siècle, notre espérance de vie a été multipliée par trois et notre niveau de vie par 20, essentiellement grâce aux innovations scientifiques et techniques. Qui peut le nier ? Pour autant, est-on certain d’être plus libre et plus heureux parce qu’on a la 4G ? Pas sûr…

Tout le monde n’achète pas, faute de moyens, les nouveaux produits, mais tout le monde les convoite : n’est-ce pas cela qui est destructeur ?

 » Méfions-nous des désirs immenses et creux « , disait déjà Epicure. Comme les enfants après Noël, nous cessons vite d’aimer ce que nous avons et désirons aussitôt ce que nous n’avons pas. C’est vrai, mais n’oublions pas non plus que l’artifice a du bon. Rien n’est moins naturel, moins  » darwinien « , par exemple, que de protéger les faibles, comme le font les démocraties…

Vous prônez un nouvel humanisme qui semble trop gentil, tendant une joue si on frappe l’autre. N’est-ce pas votre faiblesse ?

C’est curieux ce que vous dites, car c’est tout l’inverse. L’humanisme que je défends n’a rien de  » gentil « . Il peut faire la guerre, simplement il ne la fait pas pour les motifs traditionnels. Il est largement lié à l’invention, en Europe, du mariage d’amour et de la famille moderne, et qui songerait à revenir en arrière ? Selon un rapport de l’ONU d’octobre 2013, 130 millions de petites filles seront mariées de force d’ici à 2020, et c’est une catastrophe pour elles. L’humanisme européen, c’est le contraire de cette horreur. Or l’un de ses effets majeurs, c’est la sacralisation de l’humain : la vérité, c’est que nous sommes prêts à prendre les armes si l’on touche à un cheveu de ceux que nous aimons. Guerres de religion, nationalistes ou révolutionnaires ne sont plus de mise, d’accord, et c’est tant mieux, mais nous n’en sommes pas moins entrés dans un nouvel âge du sacré, qui n’a rien à voir avec le monde des Bisounours que vous évoquez : si l’on attaque nos proches, ou même seulement notre prochain, nous sommes prêts à prendre les armes. La preuve ? On a fait la guerre au Kosovo, comme au Mali ou en République centrafricaine, mais pour protéger, pas pour massacrer. Je me souviens d’une conversation avec Jacques Chirac (NDLR: président français de 1995 à 2007) : on pouvait techniquement, me confiait-il, vitrifier l’armée serbe, mais on ne l’a pas fait. On était là pour sauver les Kosovars, pas pour exterminer les Serbes. A Hiroshima ou à Trèves, on n’avait pourtant pas hésité… Nous vivons non pas la mollesse généralisée, mais la naissance de la première figure du sacré qui ne soit pas mortifère, qui ne pousse pas à massacrer l’humanité, mais à la préserver. Ce n’est pas le désenchantement du monde, mais l’incarnation du sacré dans l’humain, révolution à nulle autre pareille dans l’Histoire.

Vous critiquez le principe de précaution : peut-on le remettre en question ?

Hélas, on ne reviendra pas en arrière, mais ce fut une faute stupide que de l’inscrire dans la Constitution française. On a sacralisé le risque zéro ; or, malgré son côté obscur, l’innovation, j’insiste, est vitale pour nous. Dans la mondialisation, la logique keynésienne de relance par la consommation a trouvé sa limite, c’est l’innovation qui tire la croissance. C’est ce qu’avait déjà compris Schumpeter. Restent ses effets pervers, qu’il faut prendre bien davantage en compte : si j’étais libraire, je n’aimerais pas Amazon…

Pourquoi vous dites-vous  » souverainiste parce que fédéraliste  » ?

C’est un paradoxe, pas une contradiction. Dans la mondialisation, les leviers des politiques nationales ne lèvent pratiquement plus rien, l’impuissance publique est patente, et ce pour une raison de fond : le marché est mondial alors que les politiques sont restées étatiques, donc locales. Or vous voyez bien que la solidarité, l’éducation, la protection sociale, la santé, etc., relèvent encore des nations. Il est donc essentiel que la France retrouve de la puissance pour agir, et la seule voie, c’est le détour par l’Europe. La civilisation européenne est un mélange de liberté et de bien-être unique dans l’Histoire : jamais et nulle part aucun peuple n’a eu autant de libertés et de protection sociale que nous. Kant disait déjà que l’Europe est le continent de la  » sortie de l’enfance « . On n’y interdit pas aux femmes de conduire. Or l’Union européenne n’est que l’infrastructure de cette civilisation de l’autonomie à laquelle personne ne veut renoncer, pas même Jean-Luc Mélenchon ni Marine Le Pen.

Parleriez-vous de  » nation européenne  » ?

Quand j’étais ministre de l’Education, il y eut des attentats à Madrid, et Chirac nous demanda d’organiser des manifestations de solidarité. Je n’ai jamais vu autant de monde dans la cour du ministère : nous étions tous espagnols. La mort avait frappé hors de nos frontières, mais c’était comme si ça avait été à Lyon ou à Marseille.

Aucun leader politique français n’émerge sur ces thèmes. Pourquoi ?

Il y a bien quelques personnalités, Daniel Cohn-Bendit ou Michel Barnier (NDLR: commissaire européen au Marché intérieur), par exemple, mais vous avez raison : face à la logique de l’innovation destructrice, dont je montre dans mon livre en quoi elle est l’essence même du capitalisme moderne, en quoi aussi elle infiltre toutes les sphères de la société, la tentation régressive est compréhensible. Il est difficile d’aimer le monde libéral dès qu’on est attaché à un mode de vie ancien, à un coin de paysage, à une  » identité malheureuse « , à une tradition spirituelle. Par exemple, je suis pour le mariage homosexuel, mais je comprends ceux qui en sont bouleversés. Nous avons vécu au XXe siècle une véritable déconstruction des valeurs traditionnelles. En 1950, il y avait 6 millions de paysans en France, il reste à peine plus de 300 000 exploitations agricoles. Le discours antieuropéen est un discours du  » retour à  » – au franc, aux frontières, aux identités perdues… -, et les souverainistes intelligents sont en général beaucoup plus convaincants que les fédéralistes, qui vous parlent d' » union bancaire  » ou de la  » BCE garante en dernière instance « , alors que personne n’y comprend rien. Les adversaires de l’Europe parlent mieux et plus fort que ses partisans, qui tiennent un discours technocratique au lieu d’un discours de civilisation.

Depuis Victor Hugo, la gauche parlait de ce rêve européen : où est-elle ?

Hollande a préféré faire battre Bayrou à Pau, aux législatives de 2012, par une socialiste qui n’a pas voté le pacte de stabilité le 29 avril ! Ce fut une erreur et une faute. Sa mission historique était de constituer l’alliance entre les centres. Sa responsabilité, aujourd’hui, est de convaincre que c’est Schumpeter qui a raison et non Keynes, que le redressement industriel de la France passe non seulement par la relance de la consommation, mais aussi par une politique de l’offre, avant tout par l’investissement dans l’innovation, donc par les marges retrouvées des entreprises. Il doit aussi rappeler que l’Europe, comme espace de civilisation, reste le grand projet du monde. Le pacte de responsabilité marque une vraie rupture avec la gauche archaïque. Ça va dans le bon sens, mais ses alliances ne sont pas idoines et il a perdu deux ans. Pour l’instant, il continue de perdre du terrain sur sa gauche sans rien gagner à droite. Voyez bien le paradoxe du pacte de stabilité : ceux qui étaient pour, et ils sont nombreux à droite, ont voté contre, et ceux qui étaient contre, tout aussi nombreux à gauche, ont voté pour ! C’est ubuesque…

Pour relancer la civilisation européenne, faut-il s’appuyer sur le couple franco-allemand, sur six pays, ou sur les 18 de la zone euro, comme le pense l’ancien Premier ministre français François Fillon ?

Je dirais plutôt une dizaine de pays, ceux de la vieille Europe pour l’essentiel. L’élargissement fut catastrophique. Les souverainistes tiennent là un argument fort. Il y a dans la zone euro 18 taux d’endettement différents, donc 18 taux d’intérêt différents et 18 motifs de spéculation, le tout sans aucune solidarité. Il faut une Europe des Dix, où chacun respecte la règle d’or budgétaire, mais compensée par un grand emprunt orienté, non vers des grands travaux comme en 1848, mais vers des investissements innovants.

Votre critique des médias est aussi celle de l’innovation, du  » scoopisme « . Tout savoir plus vite, n’est-ce pas un vrai progrès ?

Non, car la recherche du nouveau finit par l’emporter sur le souci de l’essentiel. La noble tâche des journalistes, qui est d’éclairer le débat public, s’en trouve pervertie. Comme je le montre dans mon livre, être en crise, être les plus détestés avec les politiques, est peut-être une chance pour eux, une occasion de prendre conscience du problème majeur que leur pose la logique de l’innovation destructrice.

L’Innovation destructrice, par Luc Ferry. Plon, 136 p.

Propos recueillis par Chistophe Barbier Photo : Arnaud Meyer pour Le Vif/L’Express

 » Face à la logique de l’innovation destructrice, essence même du capitalisme moderne, la tentation régressive est compréhensible  »

 » Si j’étais libraire, je n’aimerais pas Amazon.  »

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