Noces trop brèves

Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

Quelques rôles à grand succès, deux films moins bien reçus : l’amour du grand Jacques pour le cinéma ne lui fut pas toujours rendu, mais ses sommets marquent la mémoire

Si le cinéma intéressa Jacques Brel, créateur polymorphe et aventureux, ce fut tout d’abord comme interprète, avec un grand succès. Ensuite, comme auteur seulement, avec un accueil nettement plus mitigé, laissant un goût amer dans la bouche de celui qui ne prenait jamais rien à la légère et s’était engagé dans la réalisation avec son habituelle sincérité, ce caractère entier qui jamais ne le quitta, même quand le corps lâcha prise. Les huées clôturant la projection de Far West au Festival de Cannes, en 1973, durent faire très mal à celui dont le second film allait rester le dernier. Les louanges adressées deux ans plus tôt à Frantz, sa première réalisation, ne pouvaient le consoler de pareil rejet, et Brel ne passa plus jamais derrière la caméra. Il n’apparut plus non plus dans le film d’un autre. Certes, L’Emmerdeur est sorti quelques mois après le naufrage cannois, mais il avait été tourné auparavant. La comédie d’Edouard Molinaro, brillante et hilarante, lui offrit la consolation d’une sortie en beauté, sous les bravos d’un public secoué de rire, mais aussi ému par son personnage de suicidaire encombrant, pourrissant la vie d’un Lino Ventura partenaire idéal de cette farce teintée d’humour noir écrite par Francis Veber.

Il aura suffi de 8 films pour que Brel dévoile la multiplicité de son talent d’acteur. Deux tendances majeures se dégagent de l’ensemble, d’une manière, somme toute, logique pour ceux qui connaissent l’£uvre et la personnalité du chanteur : le goût de rire et de faire rire, et puis celui de la controverse, défiant les tabous de la société.

De la première veine, L’aventure, c’est l’aventure et L’Emmerdeur sont les plus vivants exemples. Le premier cité (sorti en 1972) est sans conteste l’un des meilleurs films du souvent trop ambitieux Claude Lelouch. Il raconte comment une petite bande de malfrats plutôt sympathiques abandonne la voie bouchée du  » casse  » classique pour celle, moins fréquentée, du kidnapping de vedettes. Interprète d’un personnage prénommé… Jacques, Brel se délecte visiblement de l’atmosphère chaotique, amorale et burlesque où baigne la comédie de Lelouch. De plaisir, il est aussi grandement question dans L’Emmerdeur (1973), une comédie remarquablement divertissante et tout aussi remarquablement écrite par Francis Veber pour un Edouard Molinaro très à l’aise dans la mise en place comme dans la direction des deux monstres sacrés offerts à sa caméra. Le thème de la mort, très présent dans l’£uvre de Brel chanteur, est au c£ur de cette curieuse histoire où un tueur à gages (Lino Ventura), sur le point de remplir un nouveau  » contrat « , voit un élément perturbateur surgir en la personne du dénommé Pignon, un paumé de première que sa femme a quitté et qui a choisi, pour se suicider, la chambre d’hôtel voisine de celle où Ralph (le tueur) s’est positionné pour abattre sa cible… Face à un Ventura parfait de professionnalisme blessé, d’impatience contenue et de rage prête à exploser, Brel fait une création mémorable en empêcheur d’assassiner en rond, incapable de réussir sa propre mort et s’acharnant involontairement à irriter son nouveau pote le tueur. Au-delà du rire, le grand Jacques suscite dans ce rôle étonnant une émotion qui ajoute à la réussite du film. Comme si, sous le clown ratant ses tentatives de suicide, apparaissait l’amant délaissé de Ne me quitte pas

De l’émotion, on en trouve aussi dans le premier film interprété par Brel, Les Risques du métier (1967), d’André Cayatte. Pour ses grands débuts au cinéma, il joue un enseignant d’une école de village qu’une jeune élève accuse soudainement et injustement d’avoir tenté de la violer. Dans un contexte dramatique et délicat, Jacques Brel signe une performance extraordinaire de force et de vérité. L’injustice, à laquelle le chanteur était très sensible dans sa vision du monde et de la société, sera encore trois ans plus tard au c£ur du film de Marcel Carné Les Assassins de l’ordre. Juge d’instruction dans une petite ville de province, Brel y verra ses investigations sur une mort suspecte dans un commissariat de police déboucher sur la mise en cause de plusieurs représentants de l’ordre. Il incarne avec une belle sobriété le  » petit juge  » aux prises avec des plus puissants que lui et résistant aux menaces qui touchent également sa famille. Une performance solide, dans un film dont il dut sans aucun doute partager les idées rebelles.

Comme on se doute que Brel ne fut pas indifférent aux thèmes agités par La Bande à Bonnot, l’assez remarquable évocation par Philippe Fourastié de la trajectoire d’un groupe d’anarchistes pratiquant, violemment s’il le faut, la  » reprise individuelle  » en délestant manu militari détenteurs ou transporteurs d’argent. Inspiré de faits réels, le film offre à Brel le très beau rôle de Raymond-la-Science, idéologue d’un groupe qui verse dans le banditisme, oubliant quelque peu l’idéal anarchiste auquel il veut pour sa part rester le plus fidèle possible. Un personnage d’idéaliste que l’acteur défend remarquablement, sans pathos, comme en harmonie, tant on sait la méfiance de Brel pour l’ordre établi, l’autorité, le pouvoir de l’argent et la censure des idées libertaires…

Un cinéaste déçu

Le sujet de Frantz, Brel y pense depuis quelques années déjà lorsqu’il se décide enfin à en concrétiser l’écriture, au début de 1971. Plutôt qu’un scénario traditionnel, il rassemble des projets de scènes isolées qui formeraient un tout, à la manière de chansons peut-être, ou comme des tableaux vivants. L’histoire ? La rencontre de deux  » ratés « , deux  » pas beaux  » dont le film raconterait l’histoire d’amour ébauchée puis très vite condamnée par le regard des autres, et leur propre fragilité. Brel jouera lui-même Léon, un médiocre maladroit, torturé, menteur et inconséquent. Idée géniale, il osera confier à une autre chanteuse, Barbara, le rôle de Léonie, fausse grande dame aux airs hautains de princesse déchue. Le tournage aura lieu en Belgique, à la côte riche en dunes désolées où s’inscrira parfaitement le conte amer d’une double solitude, où l’amour victime de la bêtise s’enfonce finalement dans la mort et l’abandon. Frantz est une £uvre singulière, intense et inclassable, proche par l’esprit de certaines chansons de Brel sur les élans interrompus d’amants trop timides, de gens qui font semblant, qui ne s’aiment pas assez eux-mêmes pour inspirer l’amour. Film foisonnant, Frantz ne ressemble à rien de connu, mais chacun ou presque de ses plans ( » tous risqués « , dira un Lelouch admiratif) a de quoi intriguer, fasciner, émouvoir. La critique reconnaîtra les mérites de cet objet filmé non identifiable, relèvera ses quelques maladresses, mais le public n’y viendra pas en masse, décevant d’autant plus le réalisateur débutant que son c£ur était généreusement affiché dans ses images.

Brel rebondira en entreprenant très vite Far West, tourné dès l’été 1972, alors que Frantz était sorti en mars de la même année. Il y sera question de ruée vers l’or en… Wallonie, dans un scénario tournant franchement le dos au réalisme pour chevaucher à bride abattue vers un imaginaire tout à fois marqué par la belgitude et ouvert à la plus folle fantaisie. Brel campe le personnage de Jack, qui emmène une petite troupe hétéroclite vers un Far West tout droit sorti des souvenirs d’enfance. Touchant, mais peu maîtrisé, le film reçut un accueil globalement hostile et resta presque ignoré du public. Brel, qui multiplie dans Far West les allusions à Don Quichotte, n’aura plus par la suite l’envie ni, sans doute, la force de persister dans la voie cinématographique. Et c’est un disque qui marquera ses adieux aussi précoces que définitifs. Dans la liaison passionnée, parfois passionnante, du grand artiste et du septième art, il était dit qu’il n’y aurait pas de happy end…

Louis Danvers

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