Nimier à tombeau rouvert

Cinquante ans après sa mort dans un accident de voiture, de nombreux témoins ont pris la plume pour évoquer la figure du  » hussard « . Femmes, romans, alcool, bolides, polémiques avec Sartre ou Camus : derniers secrets de ce prince de l’insolence.

L es fans de Diana ont le 13e pilier du tunnel de l’Alma. Les inconditionnels de Roger Nimier, prin- ce des lettres, ont, eux, une borne sur l’autoroute de l’Ouest, là où le  » hussard  » de 36 ans perdit la vie dans un terrible accident de voiture, au soir du 28 septembre 1962. C’était il y a cinquante ans.  » Chaque semaine, je passe sur l’autostrade de l’Ouest. On ne réparera jamais, pour moi, certaines bornes, après certain taillis, en arrivant sur le pont de Garches « , écrira, mélancolique, son ami Morand. Un demi-siècle après la disparition brutale du James Dean de la Nouvelle Revue française (NRF) – cet exact contemporain de Jean d’Ormesson aurait eu 87 ans cette année -, plusieurs ouvrages rassemblant témoignages et textes rares permettent de démêler les légendes qui ont entouré ses mille vies, son £uvre et sa mort. Flash-back sur ce  » jeune premier des lettres à la beauté d’archange buté « , comme le croquait François Dufay (1).

Roger Nimier philatéliste. Avant de devenir écrivain, l’auteur du Hussard bleu (sans doute son roman le plus  » grand public « ) a vécu du commerce de timbres. Ayant perdu très jeune son père, ingénieur inventeur de l’horloge parlante, Nimier, qui a grandi dans le XVIIe arrondissement de Paris, entre, à 17 ans, en 1942, dans la maison Miro, près de l’hôtel Drouot. Jusqu’à l’aube des années 1950, il y rédigera des notices détaillées. Intéressé au chiffre d’affaires, il dépense tous ses émoluments en livres.  » Quand un client en achète pour moins de 10 000 francs [français], je lui jette un sale regard. A partir de 100 000, je lui dis au revoir. Au-dessus du million, il a droit au sourire « , racontera-t-il, avec son insolence coutumière.

Les  » poumons de M. Camus « . Mais c’est évidemment dans ses articles de presse que cette insolence va trouver à s’employer à merveille. Fort du succès d’estime des Epées, cette histoire trouble d’un adolescent passant de la Résistance à la Milice, parue en 1948, Nimier, qui excelle dans la forme courte, est accueilli à bras ouverts par de nombreux journaux. Aux plus beaux jours du Flore, ses formules assassines ne ménagent pas les gloires de Saint-Germain-des-Prés.  » Les disciples de Sartre ? Des danseurs « , raille-t-il. Les Mandarins, de Simone de Beauvoir ?  » Bouvard et Pécuchet existentialistes.  » Sans oublier ce titre – un classique, désormais – à la Une de l’hebdomadaire Opéra :  » Surprise à Marigny : Jean-Louis Barrault encore plus mauvais que d’habitude « . Scandale. Mais ce n’est rien à côté de celui que va déclencher la terrible charge parue, en février 1949, dans la revue gaulliste Liberté de l’esprit. Evoquant les tensions de la guerre froide, Nimier écrit cette phrase, qu’il traîne encore comme un boulet :  » Et comme nous ne ferons pas la guerre avec les épaules de M. Sartre, ni avec les poumons de M. Camusà  » Tollé. Camus était tuberculeux. Les Cahiers de l’Herne exhument aujourd’hui un texte dans lequel Nimier laisse entendre qu’il l’ignorait :  » Des circonstances qui nous étaient inconnues ont rendu particulièrement blessant et emphatique un mot qui n’avait pas ces intentions précises. Ceci devrait être dit « , s’excuse à mi-mot un Nimier pourtant peu enclin à l’autocritique. Ironie de la vie littéraire, Camus et Nimier auront plus tard tous deux un bureau chez Gallimard et prendront bien soin de s’éviter dans les couloirs de l’auguste maisonà

Nimier fasciste ? En 1952, Bernard Frank publie dans Les Temps modernes, la revue de Sartre, Grognards et Hussards, véritable acte de baptême des  » Hussards « , étiquette sous laquelle il englobe Nimier, Antoine Blondin et Jacques Laurent. Retentissant article, repris intégralement par les Cahiers de l’Herne. Ce qui rapproche ces jeunes écrivains, selon lui ?  » Un style au carré, un style qui se voit style  » et qui, sur chaque phrase, plante un petit drapeau sur lequel on lit :  » J’ai du style.  » Mais ce n’est pas tout : ces stylistes seraient avant tout des  » fascistes  » ! Le mot est lancé. Est-il juste pour Nimier ? Ou Bernard Frank n’était-il qu’un  » sartrien de bar  » missionné pour discréditer les ennemis de son chef, comme l’écrit Philippe Barthelet, maître d’£uvre de Roger Nimier, Antoine Blondin, Jacques Laurent et l’esprit Hussard, qui paraît ces jours-ci ? Vu de 2012, il faut bien le dire, les positions politiques de Nimier paraissent quelque peu confuses : c’est une sorte de gaulliste tendance Maurras, un dandy célinien (c’est lui qui orchestrera, via une retentissante interview dans L’Express, le grand retour du maudit de Meudon, en 1957). Il admire la grandeur du Général – il se mêlera même à la foule qui l’acclame sur les Champs-Elysées en 1958 -, mais, avec son ami royaliste Pierre Boutang, va rendre visite, le 30 mars 1952, au vieux Charles Maurras dans sa résidence forcée, à Tours.  » Roger ne sera jamais du côté des vainqueurs, mais toujours des perdants. Il porte en lui le goût de l’échec et l’échec est sa noblesse « , avance en guise d’explication Christian Millau, dont Nimier fut le témoin de mariage (2).

Nimier  » poseur « . Les deux plus célèbres photographies représentant l’auteur des Epées sont des demi-mensonges. La première le montre, regard d’enfant triste et calot sur la tête, en grand uniforme du 2e hussards de Tarbes – elle sera placardée en guise de publicité pour Les Epées sur les camionnettes Gallimard sillonnant Paris. Engagé volontaire à 19 ans, ce qui dénote un certain courage, il intègre ce régiment en février 1945. Il rêve de combats sur le Rhin et en Indochine. Il ne dépassera pourtant pas Vic-en-Bigorre, avant d’être rapidement démobilisé. Ses faits d’armes ? Avoir lu Pascal en Pléiade à 600 kilomètres du front. Une blessure indélébile qui fera de lui un homme en  » permission perpétuelle « , selon son biographe Marc Dambre. L’autre cliché  » mensonger  » relève d’un folklore plus léger : on y voit un Nimier négligemment appuyé sur l’aile d’une superbe Rolls-Royce (voir page précédente). Il n’en a pourtant jamais possédé ! Robert Massin, alors directeur artistique de Gallimard, révèle aujourd’hui les dessous de cette photo : un beau jour, cette berline était garée devant la maison d’édition, et Nimier a tout simplement posé  » en propriétaire  » à ses côtés devant son objectif (Massin publie ces jours-ci un petit livre de souvenirs sur  » Roger « ). Alors,  » poseur « , Nimier ? C’est ce que lui reprochait affectueusement Mauriac :  » Vous ne devez être vraiment « bien » que dans l’amour, c’est-à-dire dompté, maîtrisé, vaincu, par une créature devant laquelle vous avez forcément perdu la pose.  » Une  » pose  » – costume croisé, champagne, Jaguar – indissociable du mythe hussard.

Ascenseur pour l’échafaud. Si l’on voulait parodier Pierre Desproges se moquant de Duras, on pourrait dire que Roger Nimier n’a pas seulement écrit que des chefs-d’£uvre, il en a aussi filmé. Et parmi ses collaborations plus ou moins heureuses avec le grand écran – il a même mis la main à la pâte du Ali Baba et les quarante voleurs avec Fernandel ! -, un film est resté fiché sur toutes les rétines : Ascenseur pour l’échafaud, de Louis Malle (1958). Il coécrit le scénario avec le réalisateur et rédige les dialogues. Chardonne, l’un de ces écrivains compromis que Nimier contribua à remettre en selle, y voyait le meilleur de son £uvre. La mélancolie de Maurice Ronet, la Mercedes 300 SL en trombe sur l’autoroute, la tristesse de Jeanne Moreau – Ascenseur pour l’échafaud, c’est du pur Nimier. Au passage, l’écrivain aura une liaison avec la comédienne. Un soir tard, où Gaston Gallimard entre dans le bureau de Nimier, il tombe par hasard sur le  » couple  » :  » Oh ! pardon, monsieur Nimier, j’ai vu de la lumière dans votre bureau et j’ai pensé que vous aviez oublié de l’éteindre « , s’excuse Gaston, avant de s’éclipser.  » Le concierge ?  » demande Moreau.  » Le patron « , répond Nimier.

L’accident. Gaston et Roger, tous deux amoureux de belles voitures, s’étaient connus un beau jour de 1948 où, venu lui proposer le manuscrit des Epées, le jeune romancier avait déclaré :  » Je viens, monsieur, pour changer de l’encre en essence.  » Et quand, avec ses émoluments de chez Gallimard, Nimier pourra s’offrir une Aston Martin rouge, il la surnommera facétieusement la  » Gaston Martin « . On le verra aussi au volant d’une élégante Jaguar décapotable ou d’une Delahaye. Son goût de la vitesse le perdra. Le 28 septembre 1962, alors que, après un silence romanesque de dix ans, Nimier vient de remettre le manuscrit de son D’Artagnan amoureux, il voit Antoine Blondin et Louis Malle au bar du Pont-Royal pour évoquer une adaptation de Feu follet. Il retrouve ensuite Sunsiaré de Larcône, une ravissante romancière à la longue chevelure blonde. Ils passent à la rédaction d’Elle, boivent quelques verres à un cocktail et prennent finalement l’autoroute de l’Ouest dans la fameuse Aston Martin. Quelques minutes plus tard, c’est l’accident, violent, à pleine vitesse. Les deux occupants sont tués. Que sait-on de nouveau sur ce drame cinquante ans après ? Christian Millau rappelle que son ami Roger  » avait 2,8 grammes d’alcool dans le sang, ce qui faisait une mort passablement ordinaire « . Une rumeur assure pourtant que c’était en fait Sunsiaré de Larcône qui était au volant. Massin le confirme :  » On le tint secret longtemps à cause de l’assurance.  » Certains ajoutent même que la jeune femme avait coutume de conduire pieds nus. Comme si, jusqu’en la mort, la légende devait toujours magnifier la réalité. Trois ans auparavant, avec son sens très sûr des catastrophes, Louis-Ferdinand Céline avait pourtant prévenu son ami Roger au détour d’une lettre :  » Ne vous faites pas blesser, accidenter !à L’accident est un sport de riches « à

(1) Le Soufre et le Moisi. La droite littéraire après 1945, Tempus.

(2) Au galop des Hussards, éd. de Fallois.

Jérôme Dupuis

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