New York City Blues

Précédé d’une réputation flatteuse, le premier roman-monstre de Garth Risk Hallberg entrecroise les destins désenchantés d’une dizaine de personnages dans le New York en perdition des seventies. Une vaste fresque sociologique qui se révèle aussi addictive qu’une bonne série télé, dont elle reprend d’ailleurs les ficelles.

Tout ce qui brille n’est pas or. A l’aune de cet adage, City on Fire, qui a été acheté deux millions de dollars – un record pour un premier roman – par le géant américain de l’édition Knopf alors qu’il n’était même pas achevé, laissait craindre l’arnaque littéraire du siècle. A l’autopsie, cette plongée débridée, incandescente, haletante, physique aussi – près de 1 000 pages – dans les eaux tumultueuses du New York carbonisé de la fin des seventies justifie l’emballement médiatique et l’étiquette  » phénomène  » qui lui colle à la couverture. Garth Risk Hallberg, 37 ans, dont dix à usiner l’affaire romanesque de sa vie, a accouché de l’un de ces livres-monde pétris d’allégories messianiques dont les Américains ont le secret. Et dont les lecteurs européens raffolent. Une pluie de références grandioses s’est d’ailleurs rapidement abattue sur le jeune prodige, comme autant de décorations honorifiques, de Don DeLillo ( » Outremonde « ) à Tom Wolfe (Le bûcher des vanités) en passant par Jonathan Franzen (Les corrections) ou Donna Tartt (Le chardonneret).

Le souffle épique qui balaie cette métafiction prend sa source dans le meurtre de Samantha Cicciaro, jeune fille rebelle échappée de sa banlieue dégoulinante d’ennui, à Central Park, dans la nuit de la Saint-Sylvestre 1976. Un drame qui va faire apparaître petit à petit des connexions souterraines, affectives ou fortuites, entre une douzaine de personnages qui ne se seraient jamais croisés sans l’électrochoc punk-rock qui secoue le coeur malade de la Grosse Pomme dans un spasme violent et fiévreux. Tous ont un lien, parfois ténu, avec le clan Hamilton-Sweeney, riche famille en pleine déliquescence et symbole de cette classe bourgeoise asticotée par la pulsion anarchique qui a fleuri sur le sol lézardé des inégalités et du désenchantement.

Le premier cercle se compose de Regan Hamilton-Sweeney, divorcée de Keith Lamplighter qui casque au prix fort ses aventures extraconjugales, notamment avec Samantha. Consciente d’être manipulée, elle est restée fidèle à son père, contrairement à son frère William qui a pris la tangente depuis que Felicia Gould, avec l’aide de son frangin manipulateur, a mis la main sur le coeur et sur les affaires florissantes du Hamilton-Sweeney en chef dix ans plus tôt. Comme pour faire payer chèrement sa  » trahison « , William s’est branché sur le courant alternatif. L’ancien leader des Ex Post Facto, héroïnomane chronique, n’assume pourtant pas tous les aspects de cette vie à la marge, comme s’il n’arrivait pas complètement à s’affranchir de son pedigree, en particulier sa relation avec Mercer Goodman, ce Black naïf débarqué de Géorgie pour enseigner et surtout écrire le roman du siècle.

Sur une autre branche de cet arbre narratif dont les racines traversent tous les quartiers et toutes les couches sociales de la ville, on trouve Charlie, ado apprenti prophète de cette culture underground dans laquelle il a plongé la tête la première pour épater Sam, mais aussi pour fuir un environnement familial cataleptique.  » Quand la chanson approcha la vitesse de libération, Charlie en fit autant. Incroyable, ce n’était plus le même endroit que celui où il se sentait tellement seul quelques minutes auparavant. Il y avait des gens partout, musqués, funky, ondoyants.  » Une épiphanie entachée par un sentiment de culpabilité indélébile : il était censé rejoindre la jeune fille quand elle s’est fait tirer dessus.

Une galerie haute en couleurs tristes qui ressemble à un prélèvement dans la calotte démographique de cette tour (de Babel) infernale. Le chaos le dispute à la crise de nerfs, avec l’enfance mal digérée qui agit comme un acide remontant dans l’oesophage psychique de chaque acteur du drame. Un journaliste gonzo passablement dépressif, Richard Groskoph, et un flic boiteux, dont l’enquête va conduire dans l’East Village, plus précisément sur les traces de Nicky Chaos – suppléant de William et colocataire d’une clique de nihilistes autoproclamés Post Humanistes -, sont également du voyage au bout de l’enfer.

Un roman HBO

L’histoire progresse par à-coups, comme dans une partie de Stratego. GRH avance un pion à la fois, levant un coin du voile sur l’intrigue principale ou sur l’une des nombreuses répliques secondaires qui jalonnent le récit, avant de bifurquer pour reprendre l’offensive sur un autre terrain intime. Une construction feuilletonesque assez grisante, qui n’est pas sans rappeler le tumulte faussement chaotique des romans de Dickens. Ou l’effet montagnes russes des séries télé les plus recommandables, du genre Sur écoute ou Les Sopranos. Même architecture ascensionnelle, même décapage sociologique, même découpage millimétré, même usage du flash-back, même montée d’adrénaline à la fin de chaque  » épisode « . Ce n’est pas un hasard. GRH reconnaît sa dette envers ce format fictionnel dont il a farci son imaginaire quand il n’était encore qu’un galérien de la critique littéraire.

Certains ont été jusqu’à qualifier City on Fire de roman HBO, du nom de la chaîne américaine payante qui a amorcé le virage auteuriste des séries télé. Pas faux. Sauf qu’elles ont elles-mêmes abondamment pioché dans la manne céleste des romans à grandes voiles du XIXe siècle. A travers les séries phares de la pop culture, c’est aussi et surtout du côté de Balzac et consorts que l’écrivain louche. Par son ambition démesurée, par sa dimension chorale comme par sa forme hybride qui convoque thriller, fresque sociale, comédie sentimentale. Une sorte de marmite littéraire dans laquelle GRH fait bouillir la condition humaine. Jusqu’au final apocalyptique qui fait à lui seul la taille d’un roman (150 pages) : le blackout qui a plongé New York dans le chaos et dans le noir le 13 juillet 1977. Après le feu d’artifice, le crépuscule, après le vent de liberté, la douche froide…

City on Fire a certes les défauts de ses qualités. Quelques bourrelets ici et là mais cet embonpoint permet aussi de pénétrer plus avant dans les territoires de l’intériorité. Sans se départir pour autant d’une certaine distance, le regard comme suspendu au-dessus de la mêlée, contrairement à Six jours par exemple, roman dynamite de Ryan Gattis qui radiographiait les émeutes de Los Angeles, mais de l’intérieur, dans l’arène, au plus près des corps et des âmes perdues. Cette pudeur démiurgique est tissée dans une langue souple et gracieuse comme un chat qui s’étire, et dont la traduction (qui a nécessité un an de travail) reproduit avec doigté, jusqu’à l’ivresse, les moindres fibres musculaires et nuances psychologiques. Comme ici :  » L’amour, ainsi que Mercer l’avait compris jusqu’ici, entraînait d’immenses champs gravitationnels de devoirs et de réprobation pesant sur les parties concernées, transformant la conversation la plus banale en lutte acharnée pour parvenir à respirer.  »

Du souffle, il en faut pour venir à bout de cette entreprise immersive mégalo dans laquelle Hallberg brûle consciencieusement ce qu’il adore : sa ville et cette liberté qui est une arme à double tranchant. La fin de l’innocence, encore et toujours.

City on Fire, par Garth Risk Hallberg, éditions Plon, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Elisabeth Peelaert, 980 p.

Par Laurent Raphaël

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