Président du Front national version belge dans les années 1990 et 2000, ancien député européen, Daniel Féret a multiplié les ennuis judiciaires et les querelles politiques... jusqu'à indisposer Jean-Marie Le Pen, qui le fit condamner. © belga image

Ne pas le prendre personnellement

L’absence d’un leader charismatique est souvent avancée pour expliquer, en Belgique francophone, la marginalité de formations à la droite de la droite pourtant si prospères en Flandre et en France. C’est très réducteur. Trop, même.

Les journalistes appellent ça un marronnier. A chaque élection environnante, en Flandre ou en France, se pose la même question – « pourquoi la droite extrême ne parvient-elle pas à s’implanter en Belgique francophone? » – et surgit la même réponse, supposément définitive – « l’absence d’un leader charismatique ».

L’accession de Marine Le Pen au second tour de la présidentielle française a encore vu se disperser ce marron indigeste, rôti par un scrutin qui, par nature, personnalise la compétition politique. Et comme ce qu’a laissé l’extrême droite à l’histoire l’associera éternellement à des parcours individuels, l’inconscient collectif la réduit souvent à l’initiative personnelle d’un entrepreneur politique au charisme vénéneux. « Semer des mauvaises graines sur les terres de la démocratie abaisse le niveau du débat et constituera un vivier fertile pour les idées les plus dangereuses et pour un leader capable de fédérer la colère et les frustrations », pouvait-on ainsi lire, mardi 12 avril, dans l’éditorial de Sudinfo.

L’existence, ou pas, d’une figure emblématique n’est le plus souvent qu’un effet plutôt qu’une cause.

Mais l’existence ou pas d’une figure emblématique n’est, dans l’émergence et, surtout, la persistance d’un mouvement politique, le plus souvent qu’un effet plutôt qu’une cause. Les différentes, et vaines, tentatives en Belgique francophone de lancer des formations à la droite de la droite ont toutes été poussées par des personnalités plutôt populaires, connues et, d’une certaine manière, charismatiques, comme le docteur Féret du FN des années 1990 et 2000 (qui envoyait encore quatre députés au parlement wallon et autant au parlement bruxellois en 2004), Mischaël Modrikamen et son Parti populaire, Alain Destexhe et ses Listes homonymes. A l’inverse, les succès du Vlaams Belang ne sont aucunement réductibles à la popularité d’un leader spécifique: dans le dernier Baromètre politique RTL – Le Soir, le Belang ne place qu’un des siens parmi les vingt personnalités les plus populaires en Flandre, le président Tom Van Grieken, à une anonyme treizième position. C’est donc bien plus qu’une question personnelle. Mais que faudrait-il, et que manque-t-il, alors, pour qu’en Wallonie et à Bruxelles se structure durablement une formation à la droite du MR?

Commençons par ce qui existe. Comme sur un marché commercial – celui des marrons, par exemple – une compétition électorale voit se croiser des offres politiques avec des demandes sociales. En Belgique francophone, contrairement à ce que l’on peut parfois entendre, à gauche, sur une culture wallonne qui serait plus ouverte, faite de brassages successifs et de solidarité ouvrière, la demande existe bien: les Flamands ne sont pas spécialement plus hostiles à l’immigration que leurs compatriotes méridionaux. Dans leur chapitre, consacré à la Belgique, d’un ouvrage collectif sur la crise des réfugiés de 2015 – 2016 ( The Refugee Reception Crisis, Editions de l’ULB, 2019), Arno Van Hootegem et Bart Meuleman (KUL) ont comparé, sur une durée de vingt ans, les données du European Social Survey, qui interroge systématiquement plusieurs milliers d’Européens tous les deux ans. Mesurant la menace ressentie, aux plans culturel et économique, par les nationaux à l’égard des immigrés, ils observent que « contrairement à ce qui est souvent entendu, les Belges francophones ne se sentent pas moins menacés par l’immigration que leurs compatriotes flamands ». Ils constatent en outre que de tous les peuples de l’Europe, les Belges étaient parmi les plus réticents à accueillir des réfugiés.

Pour porter son Parti populaire, Mischaël Modrikamen n'avait que son seul charisme et un peu d'argent: ce fut trop peu pour implanter chez nous une formation à la droite de la droite.
Pour porter son Parti populaire, Mischaël Modrikamen n’avait que son seul charisme et un peu d’argent: ce fut trop peu pour implanter chez nous une formation à la droite de la droite.© belga image

Il y a donc une demande, en Wallonie et à Bruxelles, qui n’est pas moins existante qu’en Flandre, où l’extrême droite du Vlaams Belang et la droite plutôt dure de la N-VA tutoient les 50%. Pourquoi donc une offre francophone ne vient-elle pas la satisfaire? Les spécialistes évoquent généralement deux raisons pour expliquer ce manque de vendeurs de marrons sur le marché francophone.

Qui sommes-nous?

La première tient au faible degré de conscience nationale. Il faut une nation pour que prospèrent les nationalistes. Sur ce sujet, la Belgique francophone n’a pas les idées claires. Est-ce la Belgique, d’ailleurs? Ou la Belgique sans la Flandre? Ou la Wallonie? Ou Bruxelles? Ou les deux? Même si, parmi les électeurs de l’extrême droite flamande, la motivation indépendantiste est généralement peu saillante, au moins cette ambition, sur le plan théorique, est-elle relativement claire. Le Vlaams Belang et la N-VA considèrent la Flandre comme une nation, qu’ils souhaitent appuyer d’un Etat. On sait de quel peuple le Belang parle quand il dit « ons eigen volk eerst ». En Belgique francophone, c’est une marque étrangère qui a rassemblé le plus de soutien, à la droite de la droite. Le défunt parti de Daniel Féret reprenait la dénomination (Front national) et le logo (la flamme tricolore) d’une formation française. Celle-ci s’en est d’ailleurs émue plusieurs fois, puisque Jean-Marie Le Pen, puis sa fille, ont demandé et obtenu en justice que l’extrême droite francophone cesse de référer à la française. Mais la multinationale du nationalisme garde encore un certain potentiel commercial: le dernier conseiller communal d’extrême droite en Wallonie a été élu, en 2018 à Fleurus, sur une liste baptisée « Lepen ». Et, par communiqué de presse, la petite formation baptisée Chez Nous, lancée à l’automne dernier par quelques anciens du Parti populaire, annonçait signer « dans les prochains jours une convention avec le Rassemblement national lui garantissant l’exclusivité en Belgique francophone de l’utilisation de son nom présent et ancien (Front national), de son sigle et du symbole qui le représente (la flamme) ». On est « chez nous », mais on préfère quand même se réclamer de l’étranger: difficile de mieux démontrer l’insaisissabilité de cette patrie que disent défendre nos patriotes.

Il faut une nation pour que prospèrent les nationalistes. Sur ce sujet, la Belgique francophone n’a pas les idées claires.

Le degré plus faible de conscience nationale perceptible en Belgique francophone n’affecte pas que le domaine des idées. Un sentiment national ne naît et ne se maintient que sur un réseau structuré: les fondateurs du Vlaams Blok, issus de la Volksunie, se sont appuyés sur le très dense tissu associatif flamingant – leurs continuateurs y sont toujours très investis – et Jean-Marie Le Pen a su rassembler une galaxie d’associations d’anciens du poujadisme, de l’Algérie française, de Vichy et de l’Action française. Léon Degrelle lui-même n’était pas réductible au seul charisme: Rex était une maison d’édition très soutenue par l’Eglise, donc par le parti catholique, avant de devenir le concurrent du second et le cauchemar de la première, et c’est en cannibalisant ces réseaux que le Beau Léon fit sa gloire, aussi fugace fût-elle. Il n’y a aujourd’hui ni mouvement wallon, ni mouvement bruxellois, ni mouvement belge, ni mouvement belge francophone pour porter, même partiellement, l’ascension et le maintien d’une force nationaliste défendant une nation incertaine.

Question de saillance

La seconde explication généralement fournie, le cordon sanitaire médiatique, régule, d’une certaine manière, l’offre politique en Belgique francophone. Il empêche largement l’accès des médias aux formations d’extrême droite et de droite radicale, et est une singularité de notre sous-système politique, alors qu’en Flandre, en France, mais aussi aux Pays-Bas ou en Allemagne, ces formations bénéficient d’une visibilité similaire à celle de leurs concurrentes. Dans la thèse de doctorat passée à l’université de Cambridge ( The Success and Failure of Right-Wing Populist Parties in the Benelux, publiée en 2021 chez Routledge), Léonie de Jonge (université de Groningen), estimait décisive l’existence d’un cordon sanitaire, politique mais surtout médiatique. Les partis politiques, en effet, structurent, à travers les médias notamment, le débat public. En campagne, mais aussi en dehors, ils tentent de mettre à l’agenda les thématiques qui servent leur cause – les questions identitaires et migratoires, la place de l’islam, par exemple, pour les partis qui nous concernent. Et l’électeur se positionnera ou pas en fonction, notamment, de ce que les politologues appellent la « saillance » d’une question.

Les Listes Destexhe n'ont pas suffisamment profité de la popularité de leur leader éponyme.
Les Listes Destexhe n’ont pas suffisamment profité de la popularité de leur leader éponyme.© belga image

Le fait que des partis qui désirent parler et faire parler de certains sujets plutôt que d’autres soient moins présents dans les médias réduit mécaniquement la place que les médias donnent à ces sujets. En conséquence de quoi ces sujets sont relégués plus loin dans l’agenda politique. Et l’électeur, moins averti, donc moins conscientisé, se choisira d’autres préoccupations. Pascal Delwit et Caroline Close (ULB, Comprendre le vote du 26 mai 2019 en Wallonie) avaient ainsi démontré qu’aux élections de 2019, la moitié des Wallons et Bruxellois avaient sérié leurs priorités autour d’un « agenda socio-économique », environ 20% autour d’un « agenda environnemental », et à peine 12 et 13% autour d’un agenda « law and order – ethnocentrisme » plutôt profitable à la droite de la droite.

Le degré plus faible de conscience nationale perceptible en Belgique francophone n’affecte pas que le domaine des idées.

En Flandre, en revanche, grâce à sa surface médiatique – et à ses coûteuses campagnes sur les réseaux sociaux – le Vlaams Belang avait pu centrer les débats sur des thématiques l’agréant: selon une équipe de politologues de l’université d’Anvers menée par Stefaan Walgrave (« Comment l’importance d’une question pousse les électeurs vers la gauche ou la droite », dans Les Belges haussent leurs voix, Presses universitaires de Louvain, 2020), les électeurs flamands donnant de l’importance aux « dimensions culturelles » étaient plus nombreux que ceux que mobilisaient les « dimensions économiques ». « Si l’importance de la question de la migration diminue et celle des questions économiques augmente, les résultats des élections divergeront considérablement de ceux des élections que nous avons analysées ici », concluaient-ils. Parce que, souvent, c’est l’offre qui stimule la demande, même quand il s’agit de marrons.

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