Mourir pour du pain

Comme une quinzaine de personnes depuis le début de l’année, Amal, une mère de 43 ans, est morte dans une bousculade devant une boulangerie. L’envolée du prix des aliments frappe le pays de plein fouet. Et réveille une contestation sociale latente qui inquiète le régime.

De notre envoyée spéciale

Des bras qui se tendent, des visages sans âge tant ils sont usés qui s’écrasent contre le mur, des cris vibrant d’anxiété, des femmes qui se donnent des coups :  » Eish ! [Du pain !] Pour mes enfants !  » De temps en temps, une main furtive sort d’une trouée dans la cloison, échange quelques galettes brûlantes contre un billet, puis se retire aussi vite qu’elle est apparue. 8 h 30, ce matin de mai, sous le ciel blanc de Mahallet Damana, un village terreux du delta du Nil. Ici, la poussière ternit les couleurs et les rêves. Ici, les boulangeries des pauvres, qui ne vendent que du eish mouda’am, du pain subventionné, n’ont ni comptoir, ni vitrine, ni boulanger, toujours invisible.

Dans un coin, un homme regarde la scène, enfoncé dans ses souvenirs. Hamid, 46 ans – il en fait 20 de plus – revient du pays des morts :  » Même des voisins qui s’entendent bien se traitent de tout. C’est la guerreà Je n’aime pas être ici, khalas ! [allez, on s’en va !]  » Le 9 avril, sa femme est morte, étouffée dans la bousculade. Amal avait 43 ans, quatre enfants et un billet de 1 livre égyptienne (12 centimes d’euro) dans la main pour son quota de 20 galettes. Dans les journaux gouvernementaux, sa mort a été expédiée en une brève, rendue à ces banales catastrophes du quotidien. Pour les médias indépendants, Amal est devenue ce qu’elle est : une figure pathétique, une  » martyre du pain « . Un peu d’humanité piétinée, au matin du xxie siècle, dans une file d’attente pour du mauvais pain parfois coupé de sciure, tout juste bon à nourrir la volaille.

Piétinée à la porte d’une boulangerie

La faim, qu’on croyait confinée aux sables du désert, a resurgi dans le grouillement des mégalopoles, du Mexique au Sénégal, où, loin d’insurrections héroïques, des millions de vies misérables se sont soulevées parce qu’elles n’ont plus de quoi acheter la farine, le riz, la viande que leur arrache l’envol des prix. En Egypte, depuis le début de l’année, une quinzaine de personnes sont mortes, comme Amal, aux marches d’une boulangerie, en se battant pour du pain.  » On n’avait pas vu ça depuis les mamelouks « , bougonne Malek, le poing écrasé sur le Klaxon de son taxi déglingué en plein gymkhana dans les rues du Caire. 15 mortsà A l’échelle d’un pays où la conduite automobile relève de la sélection naturelle, avec un taux de mortalité 25 fois supérieur à la moyenne mondiale, ce n’est rien. Mais, à l’échelle d’une civilisation où  » eish  » signifie aussi  » la vie  » et qui détient le record de consommation de pain (400 grammes par jour), c’est la fin du monde. Les enfants du Nil ont un lien nourricier, sacré, au pain.  » Sa dimension symbolique, culturelle, est omniprésente, observe l’écrivain Ali Salem. Un proverbe dit : « On ne trahit pas le pain et le sel. » Jamais on ne trompera celui avec qui on a partagé ces denrées sous son toit… « 

Deuxième importatrice de blé du monde, l’Egypte a subi de plein fouet la flambée des cours mondiaux, et la foule n’a cessé de grossir devant ces boulangeries subventionnées, où la galette est dix fois moins chère que le pain normal. Comme dans ces magasins où des enseignes branlantes,  » Produits subventionnés par l’Etat « , s’accrochent au passé et voient de nouvelles hordes, médecins, professeurs ou ingénieurs, se jeter sur les sardines et l’huile bas de gamme. Si ces subventions héritées du socialisme à la Nasser sont un gouffre financier (16 % du PIB), elles sont aussi le matelas social ultime : 40 % des Egyptiens vivent avec 1,26 euro par jour.

Galettes subventionnées par l’Etat

C’était une semaine avant son décès. Le journal télévisé, sur une chaîne satellitaire, faisait son gros titre sur un  » mort du pain  » et Amal avait fondu en larmes.  » Je ne pensais pas que c’était encore possibleà  » lâcha- t-elle. Ça l’est. Ce 9 avril, Amal se lève à l’aube, comme d’habitude, pour prier, laver, éplucher, accomplir les menues tâches de son existence obstinée. Et être au  » four  » à 7 heures. Car, depuis des jours, le pain manque. L’attente s’étire, interminable, comme ce matin. A 9 heures, il arrive, enfin. C’est la ruée. 300 personnes en fusion.  » On était paniqué de ne pas en avoir « , se souvient, en agitant ses bras dans tous les sens, Aicha, une voisine qui ne se nourrit quasiment plus que de patates. Sur la pointe des pieds, ce 9 avril, Amal n’arrive pas à attraper ses galettes. La foule tangue. Elle tombe. Se cogne la tête. S’évanouit. Les gens l’enjambent. Aicha parvient à la porter dans un tuk-tuk, une moto-taxi. Fonce à l’hôpital.  » Pas de médecin ! peste- t-elle. Et l’ambulance est arrivée deux heures plus tard pour la transférer dans un hôpital mieux équipéà On venait de lui tirer la couverture sur le visage. Elle a crevé comme une chienne ! « 

Le jour même, l’ancien gouverneur de la région a fait venir Hamid, le mari, dans son bureau grand comme un palais. Avant, l’un de ses affidés l’avait sondé. Qu’est-ce qui lui ferait plaisir, à Hamid ? Un permis de taxi. Bien. Mais, d’abord, il faudra souffrir poliment. Dire dans une lettre qu’Amal était malade des poumons. Et ne pas parler aux médias. Hamid a préféré regarder la mort dans les yeux.  » Je n’ai pas cédé, murmure-t-il. Résultat, j’ai touché 200 livres [24 euros], l’équivalent de mon salaire de chauffeur de microbus, au lieu des 3 000 à 5 000 prévues et je n’ai pas eu le permis.  » 200 livres, une misère.  » On m’a dédommagé comme pour une vache « , dit-il. Depuis, Hamid a porté plainte auprès du tribunal de Mansourah, chef-lieu de la région, et se dit l’objet de  » pressions importantes « .

 » Le régime a pris peur sur le pain, observe la sociologue Dalal Bizri. A cause des émeutes de la faim de 1977, qui avaient fait 70 morts. Un trou noir dans la mémoire collective. C’est pour ça que le gouvernement a réagi au quart de tour.  » Le président Moubarak a appelé à l’aide les boulangeries réservées à l’armée et ordonné l’ouverture de 500 kiosques pour calmer la situation. A l’ombre des pyramides se dresse l’un de ces préfabriqués installés en urgence. Et, aujourd’hui, la seule file d’attente à l’horizon est celle qui mène à la tombe de Kheops. L’employé de la boulangerie explique, tout sourire :  » Des fourgons de l’armée apportent 1 000 galettes toutes les demi-heures, de 7 à 14 heures.  » Il ouvre grand son registre :  » Tout est détaillé : les entrées, les sorties. Avant, le client devait toujours arroser le boulanger pour avoir ses galettesà Et on n’était jamais sûr d’en avoir, parce qu’il revendait, comme beaucoup, la moitié de sa farine subventionnée au marché noir.  » Depuis, le boulanger cuit ses pains encadré de deux plantons.

A quelques mètres de là, des touristes partent à la conquête du désert sur des pur-sang, dépassant au galop un âne au flanc blessé qui tire une carriole remplie de mangeaille. Un jeune, cordial et dés£uvré, s’approche :  » Ça va mieux, oui, mais jusqu’à quand il va rester, le préfabriqué ?  » Il se fend d’un rire amer :  » Ici, il y a les riches, les pauvres et rien au milieu !  » Il y a ceux qui profitent de la croissance annuelle de 7 %, de la libéralisation, et les autres.  » Ceux qui sont bons à bouffer la poussière !  » Soudain, le jeune s’interrompt.  » Il y a un problème, ici ?  » demande un homme en galabeya noire, attiré là comme par une laisse invisible.  » Mister Moubarak is a very good man !  » Yes, very good. Indéboulonnable, aussi.

En vingt-sept ans de règne,  » Ramsès II « , l’un de ses surnoms, a vu défiler quatre présidents américains, trois présidents français, huit Premiers ministres israéliens et trois rois saoudiens. Il a survécu à la guerre froide, à l’explosion de Tchernobyl et d’Internet, au 11 septembre. Et, ce 4 mai, il fêtait ses 80 ans, promis à l’immortalité par un éditorial du quotidien Akhbar el-Yom montrant en Une le raïs sur une plaine féconde, égrenant du blé :  » Monsieur le Président, vous êtes notre destin et nous sommes le vôtre. A qui d’autre pouvons-nous nous adresser, dire nos rêves et nos espoirs, nous plaindre ? « 

Une contestation sociale inédite

Se plaindre de la hausse du prix du panier alimentaire (+ 50 % depuis le début de l’année) et des salaires minables, c’est bien ce qu’avait décidé de faire, sur le site Internet Facebook, un groupe de 70 000 activistes, hérauts d’une contestation sociale inédite qui perle depuis trois ans des ouvriers aux médecins, en passant par les percepteurs.  » En 2006, on a enregistré 222 arrêts de travail. En 2007, 1 000. Et depuis janvier, 800 « , signale le politologue Amr Choubaki. Le 6 avril, un premier appel à la grève générale avait déjà été lancé, invitant les gens à rester chez eux. Du jamais-vu en Egypte, régie depuis 1981 par l' » état d’urgence « , qui proscrit les manifs. Et, ce 6 avril, Le Caire était bien moins encombré qu’à l’ordinaire, pendant qu’au Nord, dans la ville de Mahalla, bastion de la lutte ouvrière, la police ramenait des manifestants à la raison : 3 morts, 150 blessés, 250 arrestations.

Après quoi, Moubarak a sorti le chéquier, promettant 30 % d’augmentation aux fonctionnaires. Une largesse qui a contribué à l’échec de la grève du 4 mai – soutenue par les Frères musulmans, qui avaient fait preuve d’une étonnante discrétion sur la crise du painà Elle peut bien être  » invivable « , la vie, comme dit Ahmed, professeur de lycée, il faut faire avec. La grève, c’est une volupté d’Occidental.  » J’arrête de nourrir mes enfants, c’est ça ?  » questionne-t-il, étourdi par l’augmentation, d’un jour à l’autre, de son trajet en microbus : de 0,75 livre à 1,25 livre. Et Moubarak a beau ne pas être aimé, il reste le raïsà  » C’est aussi ça, la civilité égyptienne, observe Dalal Bizri. Pas d’affrontement. Une façon d’absorber les conflits, de perpétuer les choses, tout en les modifiant par petites touches.  » Mais le malaise est profond.  » La crise du pain ne fait que refléter l’aventure maudite du quotidien, ici « , observe Amina Khairy, journaliste à Al-Hayat.

Chez Groppi, pâtisserie qui fut la plus célèbre du Moyen-Orient, les piliers gainés de marbre et la mosaïque des années 1930 ont mal vieilli et l’on y boit un thé pour rendre hommage à la splendeur passée. Attablé, Samer Soliman, professeur à l’Université américaine du Caire, soupire :  » Nous vivons un affaiblissement sans précédent de l’Etat. Cet Etat si cher aux Egyptiens, le premier moderne de la région, est capté par les intérêts particuliers. Seules prévalent la logique sécuritaire du régime et sa survie. « 

Mais avec 1,3 million d’habitants de plus chaque année, la pression de la rue va s’accentuer. Il n’y a pas que des bouches à nourrir, il y a aussi des rêves. Hamid en avait un, juste un :  » Bien élever nos enfants et marier nos filles.  » C’est pour ça qu’il voulait son permis de taxi. Pour gagner plus et payer les dots. A défaut, Hamid vendra la Peugeot 504, l’appartement miteux. Mais il paiera la dot, répète-t-il, en boucle. Il veut  » avoir l’âme en paix « . C’est l’ultime révolte du pauvre. l

D.S., avec T.S.

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