Morbide anatomie

Un musée londonien expose d’étranges antiquités du xviiie siècle : plus de 3 000 morceaux humains et animaux en bocaux. Estomacs sensibles s’abstenir l Valérie Colin

(1) Le Hunterian Museum at the Royal College of Surgeons of England se situe 35-43 Lincoln’s Inn Fields, dans le centre de Londres. Entrée libre.

Rens. : + 44 20 7869 6560 ou www.rcseng.ac.uk/museums.

On lui donnerait quoi, 13 ans, 15 peut-être ? D’un côté de son visage, sous ses lèvres légèrement retroussées, pointent des dents blanches comme de la neige. Au-dessus du nez semé de points noirs, ses cils charbonneux encadrent des paupières, pareilles à du lard cru. De l’autre profil du gamin, il ne reste rien : tranchée en deux, telle une tête de cochon à l’étal d’un charcutier, la face de l’adolescent baigne dans un grand bocal en verre, depuis le xviiie siècle. Réalisée par John Hunter, l’un des plus célèbres chirurgiens de Grande-Bretagne, cette ancienne préparation, faite tout exprès pour montrer une tumeur de la cavité nasale, irradie d’une rare beauté. Pour souligner les vaisseaux sanguins couvrant l’intérieur du nez, le médecin a injecté du colorant rouge sous la peau. Le résultat est troublant, et délibéré : l’usage de pigments, procédé essentiel de l’art anatomique, permet de garder longtemps aux cadavres l’apparence du vivant…

Car il s’agit bien d’un art. Des quelque 3 000 bocaux composant l’exceptionnelle collection du Hunterian Museum, situé au sein du Royal College of Surgeons, à Londres (1), jaillit tout l’esthétisme d’une époque. Jeune toubib écossais, John Hunter (1728-1793) avait sans doute un curieux passe-temps : quand ses confrères gentilshommes se piquent d’amasser livres précieux ou curiosités coloniales, lui commence tôt à recueillir des portions d’organes humains et animaux. Son but ? Contribuer au progrès de la médecine de la période géorgienne, cette drôle de scène d’où s’effaceront bientôt les barbiers, guérisseurs aux méthodes de bouchers. Hunter, d’ailleurs, connaît leurs manières. Il a aussi servi sur les champs de bataille. Il en rapporte, outre de nouvelles idées sur le traitement des maladies vénériennes et des blessures par armes à feu, tout ce que l’être vivant condamné (grabataire ou mutilé) laisse de son passage sur terre. En quelques années, son assortiment de  » pièces détachées  » devient l’un des plus grands musées d’anatomie comparative du monde.

D’entrée de jeu, la carcasse de Charles Byrne, victime, à 22 ans, du dérèglement de son hypophyse, domine cet ahurissant zoo de toute sa hauteur : 2,31 mètres. En vente publique, Hunter a acheté 130 livres sterling le squelette de ce géant irlandais, pour le placer côte à côte (au sens propre) de celui de Mister Jeff, un pauvre diable atteint de fibrodysplasia ossificans progressiva, comme le stipule le carton sous cet embrouillamini d’os soudés en dépit du bon sens. Que Hunter ait déboursé, pour cette charpente rarissime, la somme exorbitante de 85 guinées montre que la concurrence entre collectionneurs était féroce. A l’époque où, dopée par la pratique des dissections, l’étude de l’anatomie se popularise, on s’arrache ces drôles d’objets. Pas toujours au nom de la science, d’ailleurs. Ces restes sont aussi prisés pour leur beauté intrinsèque. Certains ont une visée morale ou symboli-que : l’exposition d’organes secs ou décomposés rappelle aux nantis la vanité des richesses et l’inéluctabilité de la mort…

Passons sur le poulet à quatre pattes, sur la grosse tumeur du pied qui, après amputation, révèle un poids de 19 kilos, et sur l’utérus disséqué, prélevé sur une femme qui fut jadis enceinte de 6 mois : colorée au moyen de teintures blanche, rouge et bleue qui suivent le parcours des veines et artères, la cavité ressemble à une épaisse cagoule tricotée. Mais où a disparu l’occupant ?… La compilation de Hunter est plus qu’une galerie du grotesque : elle permet aux étudiants contemporains (et aux visiteurs étrangers, les Britanniques n’affichant pas la même frilosité que les continentaux face au voyeurisme) d’examiner des spécimens insolites, invisibles en dehors des revues scientifiques. La collection, d’ailleurs, se présente en chapitres, dont le musée a scrupuleusement respecté l’ordre. Les premiers bocaux montrent ainsi les relations établies entre les divers organes du corps et leurs fonctions respectives. C’est le royaume, toutes espèces confondues, des joues d’esturgeon, des foies de salamandre, des ganglions de homard, des mandibules de lion, des cordes vocales d’autruche, des larynx de hibou, des estomacs de mouton piquetés de villosités ou des genoux masculins duveteux, le tout baignant dans des liquides limpides prenant des teintes tantôt d’urine, tantôt de thé vert ou d’eau de rose. Çà et là, des préparations présentent des vian-des boucanées, ou soufflées, tel le c£ur noir d’un requin blanc.

La deuxième section conçue par Hunter comprend les  » produits de génération « , cette  » multiplication des animaux hors d’eux-mêmes qui appelle le miraculeux, l’admiration et la curiosité « , estime le savant. Avec ses petites palmes qui semblent glisser le long des parois du bocal, dans une vaine tentative de s’en échapper, une taupe mâle disséquée un mois de mars donne à voir la monstrueuse croissance de ses testicules. Plus loin, le même (un autre, plutôt) en automne, avec ses burettes raplapla. A côté de brochettes de têtards de toutes tailles, des bébés marsupiaux ont été soustraits des poches de leurs mères opossums et kangourous. Embryons de poulain, d’hyène et de chauve-souris leur succèdent : on les dépasse au pas de charge, tant leur nombre donne le vertige, tant leur destin n’émeut plus, dans cette vaste ménagerie d’avortons séculaires. Puis, au détour d’une vitrine, se déploient sans fin les fruits ratés de la reproduction humaine. Un premier sac amniotique avec un embryon de 4 semaines :  » Les ovaires, les trompes de Fallope et l’utérus d’une femme au premier mois de sa grossesse « , annonce la légende. En fait, on distingue peu de chose de ce magma visqueux. C’est tout ce qu’il reste, pourtant, d’une servante de 25 ans qui s’est suicidée en s’empoisonnant. L’histoire raconte que Hunter a réalisé son autopsie. Selon lui, la domestique était bien enceinte,  » quoique la famille ait suggéré que ses dernières périodes ne dataient pas d’un mois « … Enfermé dans les membranes maternelles, comme assoupi sous les voiles d’un berceau à baldaquin, un autre f£tus couleur ivoire repose près d’une paire de jumeaux de 8 semaines, éternelles crevettes tête-bêche. Les plus grands sont plus loin : des f£tus blancs, noirs ou asiatiques, à tous les âges de gestations interrompues. A l’étroit dans leurs cercueils transparents, pachas pensifs et boudeurs, ils sont tous cousins de nos ancêtres. De leurs paupières entrouvertes fuse un ultime regard sur une fratrie de quintuplés prématurés, nés d’une femme de Blackburn (Lancashire), en 1786. Dans son rapport, l’accoucheur écrit qu’on lui a permis d’emporter les petits corps (transférés ensuite au musée Hunter) mais  » pas le placenta, qui dut être brûlé sur place, conformément à la tradition locale « .

Spécialité étudiant les modifications de formes ou de structures causées par les maladies, l’anatomie pathologique raffole des processus morbides. Au premier étage du musée, des hémorroïdes grosses comme le poing voisinent avec un mélanome ôté du cou d’un cheval, un talon de nouveau-né vérolé, la trachée d’un enfant mort du croup. Laides, les fractures de tibias. Hideux, l’effet de la syphilis sur les os devenus poreux ou râpés… Ulcérations, fistules, tumeurs, kystes en veux-tu en voilà, cascade infinie de maux fascinants. Sous un crâne perforé, les notes de John Hunter, froid comme son bistouri, décrivent ce cas intéressant :  » Cinq novembre 1783. Cinq heures trente du soir. John Lengst, 25 ans, se trouvait près d’un feu à Twickenham, quand un mousquet fut déchargé dans sa direction, à la distance de 40 yards. Pénétrant dans la partie postérieure de l’os pariétal droit, un écouvillon passa obliquement en travers du crâne, pour poindre de l’autre côté. La barre de fer fut retirée par un passant avec une certaine difficulté (…) Conduit au St George’s Hospital, l’homme fut trépané. Des morceaux d’os furent extraits de son cerveau. Après une nuit très inconfortable ( » very uneasy « , sic), il mourut à 7 heures du matin.  »

Toutes les préparations de la collection Hunter ne sont pas forcément des  » souvenirs  » post mortem. Certaines, preuves d’ablations réussies, révèlent le talent du chirurgien… et le stoïcisme des patients. Otée à John Burley, 37 ans, le 24 octobre 1785, une tumeur de la glande parotide, pesant 4 kilos, flotte dans un récipient.  » L’opération a duré 27 minutes, et Burley n’a pas crié un seul instant.  » Même pas un petit  » ouille  » ? Derrière le flegme apparent des praticiens d’alors se pourrait-il qu’ils aient nourri, malgré l’horreur, un humour pince-sans-rire ? Oui, ils devaient s’amuser : sur d’étranges transplantations expérimentales, des dents humaines et des éperons de coq sont greffés dans des crêtes de volailles… Sans doute, à la récolte de toutes ces pièces se mêle aussi un plaisir pervers. A côté du crâne éléphantesque d’un hydrocéphale reposent ceux, cimentés, d’un couple de garçonnets siamois. Ils font face au squelette d’un f£tus de veau affligé d’une  » sévère courbure de la colonne vertébrale, avec projection de la tête dans le thorax  » : une incroyable prison de côtes, d’où s’esquivent six (ou huit ?) pattes tordues. Une sculpture. Assurément, l’anatomie morbide est un art.

V.C.

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