Monsieur best-sellers

Michel Lafon a fait fortune avec les livres de Rika Zaraï et de Julio Iglesias. Il triomphe aujourd’hui avec Lorànt Deutsch et la fille d’Albert Camus. Eternel marginal de l’édition, il fête ses trente ans de succès.

Franchement, qui aurait parié un kopeck sur le livre de Lorànt Deutsch ? Une histoire de France vue à travers les stations du métro parisien, signée par un jeune comédien à barbichette, le tout vendu sous le très improbable titre de Métronome ? Michel Lafon y a cru dès le premier jour.  » J’avais vu Lorànt Deutsch évoquer son goût pour l’Histoire lors d’une émission de Marc-Olivier Fogiel, savoure l’heureux éditeur, discret cigarillo à la bouche. J’ai demandé son téléphone à Marc-Olivier, j’ai déjeuné avec Lorànt et nous avons signé un contrat. Je l’ai laissé travailler pendant trois ans. Au départ, nous sommes péniblement parvenus à en placer 5 200 auprès des libraires. Aujourd’hui, cela fait quatre mois qu’il est en tête des listes de best-sellers et nous en avons vendu 200 000 exemplaires. Vous savez, l’édition, c’est du poker ! « 

Voilà très exactement trente ans que Michel Lafon mise gros sur le tapis vert de l’édition. Lui vient tout juste de souffler ses 60 bougies. Un signe pour ce féru de numérologie. Empereur du livre cheap pour les uns, éditeur aux doigts d’or pour les autres, il a inscrit à son éclectique catalogue Rika Zaraï – 2 millions d’exemplaires pour sa Médecine naturelle – et Roland Dumas, Sophia Loren et Nicolas Hulot, Michael Jackson –  » Pour 150 000 dollars, j’ai pu ressortir son autobiographie après sa mort, cet été  » – ou le procureur Eric de Montgolfier.

Julio Iglesias enregistréau bord de la piscine

Aussi, lorsque l’on pénètre dans son bureau parisien, au sixième étage d’un cube de verre un peu triste de l’île de la Jatte – ni Rive gauche ni Rive droite, doncà – face aux tours de la Défense, s’attend-on à tomber sur un  » requin du show-biz « . Avec sa barbe bien taillée et son parler onctueux, l’ancien associé de Claude François ressemblerait plutôt à un prélat égaré au milieu des Claudettes. Son bureau dit tout de sa personnalité joyeusement schizophrène : derrière lui, de sombres panneaux tapissés d’écriture babylonienne, la plus ancienne connue au monde ; face à lui, un Johnny en carton grandeur nature, qui vante son dernier livre paru chez son ami Michel. Et alors ? Michel Lafon aime jouer du Bach à l’orgue, mais fait un best-seller avec Grégory Lemarchal, ange brûlé de la Star Ac. Michel Lafon goûte la philosophie, mais, lorsqu’il publie un ouvrage sur la mort, il est signé Sophie Davant.

Rien ne destinait ce natif du Tarn à devenir éditeur. Licence de psychologie en poche, il commence comme monteur à l’ORTF au tout début des années 1970. Résumés de matchs de foot – en tandem avec un débutant prometteur, un certain Michel Druckerà – puis émissions de Maritie et Gilbert Carpentier. Là, il copine avec le gratin du show-biz. Et lance un journal, Podium, qui végète gentiment. Un jour, sur un plateau télé, Claude François le prend à part.  » Vous êtes un ringard, attaque le chanteur, toujours aimable. Associez-vous avec moi à 50/50 et nous allons faire exploser les ventes de Podium.  » Quelques mois après, le magazine bariolé pour groupies de Patrick Juvet s’arrache à 500 000 exemplaires.

La mort brutale de Cloclo stoppe net la belle aventure. Deux ans durant, Michel Lafon va diriger le département jeunesse d’Hachette. Mais il n’est pas taillé pour l' » institutionnel « . Il veut lancer sa maison. Pour cela, il faut frapper d’entrée un grand coup.  » Je me suis envolé pour Miami et j’ai obtenu un rendez-vous avec Julio Iglesias, se souvient-il, encore amusé. Je l’ai convaincu d’écrire ses Mémoires. Le jour, au bord de sa piscine de Creek Island, je l’enregistrais au magnétophone. Le soir, je décryptais à l’hôtel. A la fin, le frère de Julio, qui s’occupait de ses affaires, me dit : « Maintenant, on va parler argent. C’est 100 000 dollars ou rien. » C’était une somme colossale, dont je n’avais pas le premier cent. J’ai pris un vol direct pour Barcelone et suis allé taper à la porte du grand éditeur Planeta. Je leur ai proposé les droits du livre en espagnol. Pour 100 000 dollars. Ils ont accepté, j’ai envoyé le chèque à Julio et j’ai pu créer ma maison. « 

Il rachète l’hôtel particulier de Dali

Suivront une ribambelle de best-sellers : La Valise en carton, de Linda de Souza (1,3 million d’exemplaires), Cent Familles, de Jean-Luc Lahaye, Raquel Welch, qui le ruine avec ses Paris-New York en Concorde (plus une place pour son chien, évidemmentà), mais aussi Fier d’être français, de Jean-Marie Le Pen, ou un ouvrage du gourou de la Scientologie, Ron Hubbard, même s’il ne partage les engagements ni de l’un, ni de l’autre. Surtout, Michel Lafon a une idée de génie, aujourd’hui enseignée dans les écoles d’édition : ses livres tiennent debout tout seuls.  » Je m’adressais à des gens qui n’avaient pas de bibliothèque chez eux, explique-t-il. J’ai donc fait des couvertures cartonnées épaisses qui permettaient de ranger les livres que je publiais dans le buffet du salonà « 

Il s’entoure aussi d’excellents nègres : la  » papesse de l’édition « , Françoise Verny, écrit le Linda de Souza ; la future éditrice Anne-Marie Métailié le Lahaye ; et le pas encore prix Goncourt Dan Franck, le Rika Zaraï. Non sans mal : en pleine rédaction, Dan Franck est emprisonné pour ses liens supposés avec Action directe.  » Michel Lafon a été très réglo, se souvient un témoin. Il a passé un accord avec le juge Bruguière pour que Dan puisse continuer depuis sa cellule et sortir les chapitres un par unà « 

Pour l’ancien monteur de l’ORTF, c’est la période  » flambe  » : il rachète l’hôtel particulier de Salvador Dali, rue Molitor, roule en Jaguar, arbore le cigare. Cet  » enfant de la télé  » sait faire fructifier ses réseaux.  » Si je ne me suis pas installé à Saint-Germain-des-Prés, mais à Neuilly, c’est pour être plus près des chaînes « , revendique ce marginal – il n’est pas affilié au Syndicat national de l’édition, boycotte le Salon du livre et déteste déjeuner chez Lipp. Drucker, Foucault, Pradel, Ruquier, ils ont tous publié un jour chez lui.  » Alors, quand je sors un livre, ils me font peut-être la gentillesse d’en parler, avoue-t-il en une douce litote. Mais, après tout, les éditeurs classiques ne font-ils pas la même chose en signant des contrats avec des journalistes de presse écrite ? « 

Depuis quelques années, la maison s’est un peu éloignée des stars du show-biz pour publier les  » vrais gens « . Prototype : Je vous demande le droit de mourir, de Vincent Humbert, sur l’euthanasie, 200 000 exemplaires.  » Nous essayons toujours de lier un témoignage et une question de société « , revendique Pierre Féry-Zendel, directeur délégué depuis treize ans. Les têtes chercheuses de la maison sont sans cesse sur la brèche. Elles viennent de signer un contrat avec le majordome de Saddam Hussein. Un autre avec la belle-s£ur de Ben Laden. Ont déposé des lettres à l’Elysée dans l’espoir de publier les Mémoires de Chirac, en vain. Essaient maintenant avec sa fille Claude.  » Ils sont partout, s’amuse leur concurrent de Oh ! Editions, Philippe Robinet. Lorsque je suis allé signer un contrat au fin fond de l’Inde avec la célèbre égérie Sampa Pal, l’un de ses proches m’a dit : « C’est marrant, il y a quelques jours, un émissaire de chez Michel Lafon est passé. » Mais, cette fois, c’est nous qui l’avons emportéà « 

Une tenace image  » bas de gamme « 

Car Michel Lafon s’internationalise. L’ancien éditeur de Michel Leeb sourit lui-même de son agenda d’ambassadeur. Il a passé la fin de l’année au Yémen, aux côtés de Nojoud, cette fillette mariée de force et déjà divorcée à 10 ans, dont il a publié le témoignage. Au menu, déjeuner avec le Premier ministre yéménite, accord pour la gestion des 300 000 dollars de droits mondiaux générés par le livre, achat d’une épicerie pour la famille, etc. On croise aussi beaucoup Michel Lafon sur le continent africain, où, fortune désormais faite (50 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2009), il s’offre le plaisir d’éditer des manuels scolaires destinés aux écoliers du Sénégal ou de la Côte d’Ivoire. Là aussi, il est reçu par le président Wade et les huiles locales. On est loin, très loin, des Claudettes.

La maison a aussi su prendre le virage de la littérature  » Twilight « , en publiant la saga des Chevaliers d’émeraude, de la Québécoise Anne Robillard, dont le dixième tome vient de sortir. Résultat : 1,8 million d’exemplaires. C’est le domaine réservé de la très active fille du fondateur, Elsa Lafon, 29 ans. On sent que sa présence à ses côtés le rassure, comme un gage de pérennité, lui qui avait dû déposer le bilan, en 1998, après avoir échoué à absorber Ramsay, avant de redémarrer de zéro. Malin, l’éditeur de l’île de la Jatte a négocié un  » droit de premier regard  » auprès de Barry Cunningham, le découvreur de Harry Potter, qui lui propose systématiquement ses nouvelles trouvaillesà

Pourtant, une tenace image  » bas de gamme  » colle toujours à la maison. Et Michel Lafon concède un brin de tristesse lorsqu’il voit certains de ses auteurs (Baudis, Chattamà), parfois même des amis comme Michel Drucker, le quitter pour chercher la reconnaissance chez de  » grands  » éditeurs. Il a pourtant dû être réconforté par un très récent  » coup « , qui a laissé Saint-Germain-des-Prés bouche bée : la publication d’un somptueux livre sur Albert Camus, signé par sa fille Catherine. Antoine Gallimard, éditeur historique de l’auteur de L’Etranger, a, dit-on, piqué une grosse colère.  » Au début, j’ai été un peu déroutée par les délais très brefs de réalisation du livre, reconnaît la fille d’Albert Camus. Mais le résultat est là.  » Les ventes aussi : le premier tirage, de 11 000 exemplaires, s’est envolé en un mois, malgré un prix élevé (39,90 euro).  » J’en suis très fier « , confie Michel Lafon. Pour un peu, l’exilé de l’île de la Jatte deviendrait presque Rive gaucheà

J. D.

 » Vous savez, l’édition, c’est du poker ! « 

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