Mon beau-père, ce héros…

DE JEAN SLOOVER

« Les hommes mariés, les pères de famille, ces derniers aventuriers du monde moderne », disait Paul Valéry! Que lui inspireraient alors les « familles recomposées » s’il ne reposait depuis belle lurette au cimetière marin de Sète: à côté des hommes et les femmes qui, de plus en plus nombreux, tentent aujourd’hui de refonder un foyer après la douloureuse épreuve d’un divorce ou d’une séparation, les couples ordinaires dont le poète louait ainsi la bravoure ne sont en effet souvent, sauf leur respect, que de joyeux pantouflards. Surtout si l’un ou l’autre de ces intrépides – voire les deux – ont, comme on dit, retenu, de leur précédente union, quelques sacrés moutards aux habitudes déjà bien ancrées…

Le propos n’est pas d’accabler ceux dont l’union est un long fleuve tranquille. Mais de méditer quelques instants sur les périls que traversent ces équipages emportés soudain, par amour de l’amour, par la rivière sauvage du remariage. Ici, pas de lent apprivoisement réciproque: la lune de miel s’achève dès l’embarquement. Et voilà, sans crier gare, l’esquif, aux dimensions souvent mal adaptées, qui tangue et roule sur la houle harassante du quotidien. Les mousses y vont et viennent dans un tourbillon de sacs et de valoches. A chaque escale, il y a des souffrances, des déchirements, des joies repliées. Ces ruptures de rythme, ces retrouvailles intempestives, cette existence scandée par les droits de visite ou les gardes alternées, chacun à son poste – « ex-« , « beau-« , « vrai » – doit bien, vaille que vaille, les assumer. En serrant les dents.

Car le passé, de la sorte, envahit le présent. Et plombe quelquefois l’avenir. Pas facile d’être une belle-mère ou un beau-père: l’enfant de l’autre reste l’enfant de l’autre! Symbole d’une flamme éteinte, le môme ne s’est pas fait tout seulet il y a toujours quelqu’un ou quelqu’une avec qui il importe de conserver des contacts pour épargner l’autorité parentale conjointe. Comment, sans jalousie excessive, faire une place adéquate à l’ombre portée de cette inévitable figure tutélaire? Comment imposer de nouvelles règles domestiques à un gosse qui n’a rien demandé, qui n’a aucune obligation d’amour à votre égard, mais avec lequel il faut bien, pourtant, apprendre à vivre jour après nuit? Comment prendre des responsabilités dans l’éducation d’un ado sans usurper la place de son père ou de sa mère? Comment, plus trivialement, préserver son intimité et respecter sa pudeur tout en lavant son linge (1)?

Quelques chaussettes qui traînent ne valent certainement pas une guérilla sanguinaire, ni une chambre en désordre, une nouvelle rupture conjugale. Mais dans une expérience communautaire où ni les normes sociales, ni le droit civil n’offrent pour l’heure aucune balise solide, où tout est à improviser, à bricoler au fil du temps, les malentendus sont fréquents. Les désillusions peuvent dès lors surgir promptement, les rancoeurs s’accumuler vite. Et les unes comme les autres ne sont jamais très loin du rejet, de la répulsion, voire de la haine. Il n’est jusqu’à l’odeur de l’enfant de l’autre qui ne s’apparente parfois à un remugle! Alors, à la poubelle de l’Histoire, les « familles recomposées »?

Pas si vite! Rebâtir en-dehors des « liens du sang » n’est pas une sinécure. Mais il ne faudrait pas pour autant y voir la pertinence d’une incertaine morale pétainiste. Grandir auprès de ses géniteurs reste idéal. La classique famille nucléaire dissimule cependant parfois bien des horreurs auprès desquelles les aléas des nouvelles familles ne sont rien. Par ailleurs, celles-ci impliquent une confrontation avec la différence. Lent processus électif d’apprivoisement réciproque, elles contribuent ainsi, pour peu qu’elles fonctionnent dans la tendresse et la bienveillance, à inculquer respect, acceptation et tolérance. Enfin, le modèle patriarcal est en crise. Il nous faut donc inventer autre chose d’humain pour vivre ensemble. Les familles recomposées seraient-elles alors les « premiers pionniers du monde postmoderne »?

(*) Martine Baurain, Le Linge dans les familles recomposées, éditions Labor , 100 pages.

Recomposer sa famille? L’entreprise est hasardeuse. Mais offre parfois d’étonnants bonheurs…

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire