En 1622 naissait Molière, as de la comédie et pilier insubmersible du répertoire théâtral français. Exactement quatre siècles plus tard, Jean-Baptiste Poquelin peut compter sur tg Stan et la Clinic orgasm society pour démontrer sa modernité.
Avant Poquelin II, que le collectif anversois tg Stan présente prochainement à Charleroi (1), il y a logiquement eu un Poquelin I, monté dans un contexte qui rappelle étrangement la situation actuelle. C’était en 2003, à Bruxelles, à l’occasion du Kunstenfestivaldesarts. « La guerre en Irak avait éclaté. Comme c’est le cas à nouveau aujourd’hui, le monde était en feu, se souvient Damiaan De Schrijver, un des trois pivots de Stan aux côtés de Jolente De Keersmaeker et Frank Vercruyssen. C’était une période très sombre. Comme nous avions la réputation de faire du théâtre engagé politiquement, tout le monde pensait que nous allions monter une pièce qui parlerait de la guerre. On s’ est dit qu’on allait plutôt faire rire les gens, en réaction à la misère du monde. On a choisi de monter une comédie et on a lu tout Molière. »
On s’est dit qu’on allait plutôt faire rire les gens, en réaction à la misère du monde.
Mais pour Stan, un classique de Molière ne suffisait pas. Dans Poquelin, le collectif a compilé Le Malade imaginaire, Le Médecin malgré lui, Sganarelle ou le cocu imaginaire et un collage de fragments des Précieuses ridicules, des Femmes savantes et de L’Avare. Même principe quand Stan présente Poquelin II, en 2017: le spectacle associe Le Bourgeois gentilhomme et L’Avare. « On aime quand c’est abondant, précise Damiaan De Schrijver. De cette manière, on peut faire des rapprochements entre les différentes pièces. On discerne des systèmes, la manière d’écrire, la dramaturgie… Il y a des similarités, des choses qui reviennent. » « Et comme les comédiens passent de l’un à l’autre, ça permet aussi de désacraliser le personnage, ajoute Jolente De Keersmaeker. On voit Damiaan incarner Maître Jacques dans L’Avare puis le bourgeois gentilhomme, on voit la personne qui joue et on peut faire sa propre histoire en tissant des liens entre les deux. Ça stimule l’imagination. »
Sur des tréteaux à l’ancienne entourés par le public sur trois côtés, Stan livre ces monuments du théâtre français de manière très décomplexée, le poids de ce répertoire ne pesant pas vraiment sur leurs épaules d’artistes flamands, mais dans le respect absolu des mots de Molière. « Chaque fois que je relis L’Avare, je rigole, confie Jolente. C’est tellement extrême, ça met tant de choses à nu. C’est un outil incroyablement efficace. Et puis on sent que Molière était lui-même, un comédien. Il a un vrai sens du timing. » « Ça fonctionne aussi parce qu’il n’y a pas de psychologie, rebondit Damiaan. C’est brossé à grands traits et ça, ça aide beaucoup. »

Texte compatible
Pour la Clinic orgasm society, la compagnie bruxelloise menée par Mathylde Demarez et Ludovic Barth et que révélait, en 2005, le conte trash J’ai gravé le nom de ma grenouille dans ton foie, aborder Molière avec George de Molière (2) était une manière d’arriver sur un terrain où on ne l’attendait pas, dans une logique de renouvellement. « Comme nous travaillons toujours en écriture de plateau, on s’est dit que ce serait intéressant de partir d’un texte existant, précise Mathylde Demarez. Mais je crois que je parle de Molière à Ludo depuis plus de dix ans, parce qu’il y a ce côté tellement loin de nous. » « Un texte de Molière paraissait tellement antinomique avec ce qu’on faisait, hormis que c’est de la comédie, enchaîne Ludovic Barth. Puis on s’est rendu compte que c’était en fait très compatible avec notre univers. »
Le texte en question, c’est George Dandin ou le mari confondu, comédie-ballet où le texte de Molière se complétait de la musique de Lully, créée à Versailles en 1668: un « choc des classes » qui voit un riche paysan, Dandin, épouser dans un mariage arrangé Angélique, une jeune femme issue de la petite noblesse de province. « C’est une comédie assez cruelle et grinçante, dont le comique repose en partie sur la violence, souligne Ludovic Barth. Ça touche à des thématiques qui nous préoccupent depuis longtemps, les normes sociales, les rapports de domination. C’est la confrontation de deux mondes qui ne peuvent pas se rencontrer et dont quasiment tous les personnages sont victimes. » « L’ empathie passe de l’un à l’autre, complète Mathylde, dans une des pièces les moins manichéennes de Molière. »
Comme Stan, la Clinic a décidé de respecter la pièce à la lettre, en y ajoutant même la pastorale qui l’accompagnait à la création, prétexte idéal pour faire débarquer sur scène une petite foule dans une ambiance carnavalesque. « Par moments, on est carrément dans la comédie musicale, on frôle le dessin animé, ça permet de délirer, conclut Ludovic. Le texte est tellement malléable, il ne s’encombre de rien, il va vraiment à l’essentiel. S’il a tout à coup besoin que deux personnages arrivent, Molière fait son coup classique: « Ah, mais les voici qui arrivent! ». Ça permet d’avoir une palette très large. C’est assez jouissif. » C’est sûr, s’il pouvait voir ça, Jean-Baptiste serait ravi.
(1) Poquelin II, au Centre de délassement de Marcinelle, les 27 et 28 avril.
(2) George de Molière, au Varia, à Bruxelles, du 19 au 30 avril, et au Manège, à Mons, du 3 au 5 mai.