Le récit poignant d’une enfance attardée ou l’histoire de tous les excès du siècle écoulé. Un roman iconoclaste – et drôle – pour lequel l’auteur dut faire son autocritique
Beaux Seins, belles fesses, par Mo Yan. Trad. par Liliane et Noël Dutrait. Seuil, 826 p.
A lire également, ses nouvelles, Enfant de fer (Seuil), et La Carte au trésor (Picquier). Les éditions Complexe publient de leur côté Explosion, un roman de 1985 qui traite du problème du contrôle de la natalité.
Il y avait du Malcolm Lowry dans le précédent roman de Mo Yan, Le Pays de l’alcool. Il y a du Gabriel Garcia Marquez dans Beaux Seins, belles fesses, son nouveau brûlot, roman-fleuve de plus de 800 pages, éblouissant, macabre, hilarant, tellement iconoclaste qu’on se demande comment la censure a laissé éditer, en 1995, ces » Cent ans de sinitude « . Avant de les faire interdire sous la pression de vétérans communistes scandalisés. Finalement, le roman fut retiré de la vente et Mo Yan contraint de signer une autocritique en bonne et due forme, dans laquelle il reconnaissait avoir attenté au » matérialisme historique » et avoir été » intoxiqué par les idées vicieuses du capitalisme « . Cet aveu extorqué n’empêcha pas pour autant les copies pirates de circuler.
De la résistance antijaponaise de 1930 à la Révolution culturelle, en passant par le Grand Bond en avant ou les Cent Fleurs, et jusqu’aux derniers avatars du néocapitalisme sauvage, c’est l’histoire de tous les excès du siècle écoulé qui nous est contée à travers le regard de Jintong (Enfant-d’Or), dernier rejeton d’une famille qui compte pas moins de huit filles. Enfant gâté, surdoué ou débile û on ne sait trop û ce bâtard, né d’un père pasteur suédois et d’une mère courage capable de régurgiter les grains de millet volés dans les champs pour nourrir les siens, éprouve le plus grand mal à quitter le sein maternel : il le tète jusqu’à l’âge avancé de 12 ans û même quand elle le badigeonne de piment ou de fiente d’oiseau pour le dégoûter û avant d’accepter de passer aux mamelles d’une chèvre.
Pour tout dire, Jintong fait une fixette sur les seins des femmes, jusqu’à en devenir complètement fou. » Dans ce monde, se lamente-t-il, personne ne comprend mieux que moi les seins, ne les aime mieux que moi, ne sait les protéger mieux que moi, mais mes bonnes intentions sont prises pour de la malveillance. J’en pleurerais ! » Cette passion va lui valoir les pires ennuis û quinze ans de camp de rééducation, trois d’hôpital psychiatrique û mais aussi les plus grandes joies. En particulier le jour où, sacré Prince du » marché de la neige « , il peut réchauffer entre ses mains, et en toute impunité, plus de 150 paires de seins dont les propriétaires se pâment sous ses caresses. Plus tard, sa connaissance approfondie des tétons fera de lui l’avisé directeur d’une florissante fabrique de soutiens-gorge, la Licorne.
A travers les yeux de Jintong, nous allons assister, tour à tour fascinés, dégoûtés et secoués de rire, à l’une des pires opérations de décervelage de l’histoire de l’humanité, la révolution maoïste. Rien ne nous est épargné, les massacres de masse, la corruption, les humiliations, la torture, l’emprisonnement, les pendaisons, les décapitations, les passages par les armes, les suicides. On croise des personnages de tout acabit, guerriers héroïques, fonctionnaires veules, chamans taoïstes, communistes hystériques, bureaucrates obtus, capitalistes avides. On assiste aux heurs et malheurs de la famille Shangguan, dont les filles épousent des figures de légende, qui, dans les années 1930-1940, servent des causes différentes : certains rejoignent les rangs de l’occupant japonais, d’autres le Guomindang, d’autres enfin le parti communiste.
Des péripéties de la vie politique dépendent la grandeur et décadence de la famille Shangguan et le destin du petit bourg de Dalan, dans le nord-est de la province de Gaomi, où se succèdent des famines de légende, des inondations catastrophiques, des hivers de glace et des étés de braise. Jintong, éternel ahuri, traverse ce chaos sans fin dans la nostalgie des tétons de sa mère, » qui étaient l’amour, la poésie, l’immensité céleste infinie et les grandes terres prospères où ondulent les vagues jaune d’or du blé « .
Nom de plume : » Ne pas dire »
Tout jeune, Mo Yan, de son vrai nom Guan Moye, né en 1956, à l’époque des Cent Fleurs, connut la faim, ce qui l’obligea à téter sa mère jusqu’à l’âge de 5 ans. Puis il survit en mastiquant des écorces d’arbre et même des morceaux de charbon û qu’il trouve bons ! û avant de se faire arrêter pour avoir dérobé un navet dans un champ, ce qui lui vaut une séance d’autocritique et une sévère correction administrée par son père. Enfin, lors de la Révolution culturelle, on lui colle l’étiquette de » mauvais élément » sous le prétexte que l’un de ses grands-oncles fut propriétaire foncier. Il se réfugie alors dans le silence, d’où son nom de plume Mo Yan, qui signifie » Ne pas dire « .
A cette époque, il ne lit pas, car, raconte-t-il à son traducteur Noël Dutrait, » à la campagne, on ne trouvait pas de livres et, de toute façon, je n’aurais jamais eu le temps de lire. Mais, grâce à mes oreilles, j’ai entendu mes grands-parents et mes proches raconter toutes sortes de légendes. » C’est plus tard, une fois incorporé à l’Armée populaire de libération en tant que professeur de marxisme-léninisme, qu’il se met à dévorer des romans. Ses références ? Gabriel Garcia Marquez, Franz Kafka et William Faulkner. En France, Romain Rolland et les deux Marguerite, Duras et Yourcenar, ont ses faveurs.
La carrière de Mo Yan a évolué en deux temps. D’abord, sa saga Le Clan du sorgho, publiée en 1986. Evocation épique de la résistance antijaponaise, elle connut un immense succès avant d’être portée à l’écran par Zhang Yimou (Le Sorgho rouge) et de rafler un ours d’or à Berlin. Avec Le Pays de l’alcool, en 1993, il s’engage dans la critique sociale tout en s’efforçant de révolutionner sa façon d’écrire, grâce à un récit qui propose trois niveaux de lecture imbriqués et laisse une large place à la fantasmagorie.
Aujourd’hui retraité de l’armée, Mo Yan, fort d’une £uvre magistrale, écrit dans un journal juridique. Inclassable, il avoue ignorer lui-même à quelle école il appartient et, d’ailleurs, s’y refuse. » Cela ne m’intéresse pas, cela n’a pas de sens. C’est lorsque personne ne peut dire à quelle école appartient un écrivain qu’il est un grand écrivain. J’écris avec mon c£ur. » Et nous le lisons avec le nôtre.
Thierry Gandillot