Migration : La volte-face du PS

La Chambre souhaitait durcir les conditions du regroupement familial. Les partis francophones, à l’exception du MR, s’y sont opposés jusqu’à la dernière minute. Mais c’est le PS qui a tout fait basculer.

Coup de théâtre, le vendredi 6 mai ! En commission de l’Intérieur de la Chambre, trois députés socialistes (Eric Thiébaut, Laurent Devin et Anthony Dufrane) votent la proposition de loi sur le regroupement familial présentée par le MR, la N-VA, l’Open VLD et le CD&V. Cinq mois durant, Rachid Madrane, le quatrième socialiste de la commission, a mené une opposition virulente à un projet digne de la  » droite extrême « , accusant son adversaire francophone, Denis Ducarme (MR), de  » faire ce que Modrikamen n’aurait jamais osé « . Au final, c’est le seul socialiste à s’être abstenu. Un électron libre ? Mais non ! Le Bruxellois était le porte-parole du groupe socialiste, alimenté en permanence par les notes de l’institut Emile Vandervelde, soutenu par l’appareil du parti.

A moins que le parti à la rose ne soit divisé et n’ait pratiqué en toute bonne foi, si l’on ose dire, un double langage, les votes du 6 mai ont été surprenants. Par exemple, le député Anthony Dufrane qui a voté  » oui « , n’est même pas membre, ni comme effectif ni comme suppléant, de la commission de l’Intérieur de la Chambre. En revanche, il est conseiller communal à Montigny-le-Tilleul, une commune aisée de la banlieue carolo. La Bruxelloise Karine Lalieux, qui l’a relayé tout au long de la journée, n’était pas membre non plus de cette commission fort  » hot « . Quant à Laurent Devin, bourgmestre de Binche, qui, lui, est membre effectif de la commission Intérieur, on ne l’a guère entendu. Rachid, seul, a été envoyé au front.

Le vote (trois  » oui  » et une abstention) traduit-il une division entre le PS bruxellois et le PS wallon sur les questions migratoires ? Tout porte à le croire. Sans compter que le vote  » militaire  » du 6 mai pourrait avoir été dicté par l’état-major du PS qui, après avoir laissé Rachid Madrane en roue libre, a repris la main in extremis. Là, aussi, à la suite de quels tourments politiques ? Laisser ou non au MR le bénéfice du durcissement des conditions du regroupement familial, au risque de désespérer l’électorat issu des minorités ?

Où l’inburgering sert d’appât

Sous le gouvernement Leterme II, le PS n’était pas opposé à un durcissement. Pas fan non plus. Mais il fallait bien respecter l’accord qui, en échange d’une régularisation des sans-papiers, prévoyait un tour de vis dans d’autres domaines (regroupement, nationalité, lutte contre les mariages de complaisance). Un conseiller de cabinet de l’époque évoque les négociations interministérielles avant la chute du gouvernement :  » Le texte était différent de la proposition actuelle. Il prévoyait une simplification des procédures, des conditions de revenus plus sévères (120 % du revenu d’intégration sociale) pour l’accueillant et une meilleure définition du  » logement suffisant « . Côté flamand, on a commencé à ergoter sur le logement et, en riposte, le PS est venu avec d’autres revendications. Mais, globalement, les socialistes soutenaient l’accord. « 

Apparemment loyal vis-à-vis de ses partenaires gouvernementaux, le PS, dans son programme électoral en vue du scrutin du 13 juin 2010, avait cependant promis tout autre chose. Il y proposait de  » garantir le droit de vivre en famille pour les étrangers et, dans cette perspective, faciliter les démarches administratives en matière de regroupement familial et d’octroi des visas (gratuité, rapidité, etc.).

Entre-temps, avec la victoire de la N-VA, le curseur a été poussé vers la droite. Retour sur la journée qui a concrétisé cette évolution politique. Le vendredi midi, Rachid Madrane disait encore sur RTL-TVI tout le mal qu’il pensait de la proposition. Mais, l’après-midi, il tentait de charmer la N-VA :  » Avec le PS, vous auriez eu l’ inburgering !  » a-t-il lancé devant ses collègues ébahis. Un concept cher au parti de Bart De Wever et qui prévoit l’apprentissage obligatoire de la langue de la Région du domicile (sauf en périphérie, grâce à un mécanisme de réciprocité) dont aucun francophone, jusqu’à présent, n’avait voulu.

 » Notre accord avec les Flamands a tenu bon, précise Denis Ducarme. Cette proposition d’ inburgering comme condition au regroupement, c’était une forme de régionalisation de l’accès au territoire ! Or l’accord avec les Flamands prévoyait justement de ne pas parler d’ inburgering, dont on sait qu’il s’agit d’un nid à problèmes communautaires. En retournant l’accord, les socialistes espéraient se présenter devant l’opinion publique comme le parti ayant durci les conditions d’immigration alors que, fondamentalement, ils l’ont combattu tout au long.  »

Pour les Flamands, renoncer au parcours d’intégration ne constituait pas un grand sacrifice.  » Il y a quinze ans, j’ai fait introduire l’ inburgering à Anvers « , rappelle Nahima Lanjri (CD&V). L’élue est celle dont le texte (il y en avait sept) a servi de base à la discussion. Peu suspecte par ses racines marocaines, proche de la CSC, elle a sensibilisé l’opinion flamande aux abus et dégâts humains qu’engendrent les regroupements familiaux quand ils sont utilisés comme une filière migratoire ou un refus de s’intégrer à la population d’accueil.  » En Flandre, nous stimulons l’intégration des étrangers sans avoir eu besoin du fédéral, poursuit-elle. La balle est plutôt dans le camp des Wallons et des Bruxellois. Pourquoi n’y ont-ils pas pensé plus tôt ?  » Entre-temps, les gouvernements wallon et bruxellois se sont mis d’accord sur le principe d’un  » parcours d’accueil  » pour les primo-arrivants, mais non obligatoire. Et, depuis quelques jours à peine, les socialistes montent aussi au créneau, dans d’autres dossiers (celui des naturalisations), pour que ce parcours, d’intégration soit pris en considération. Un effet de la nouvelle posture d’Elio Di Rupo, formateur royal, qui doit rapprocher les points de vue francophone et flamand ? L’histoire s’accélère.

Pas question de se retrouver dans le camp des perdants

 » Dès que j’ai demandé le vote, le 6 mai, il y a eu un moment bizarre, se souvient Denis Ducarme. Tous les collaborateurs socialistes qui suivaient les débats se sont jetés sur leur téléphone. ça s’est décidé sur le temps de midi. Après, on a senti un changement de tonalitéà  » A ce stade, chacun savait que la proposition libérale-flamande disposait d’une majorité à la Chambre, le SP.A ayant annoncé son intention de s’abstenir en plénière. Depuis lors, les socialistes flamands ont changé d’avis et voteront  » oui  » à la Chambre, à l’exception de Karin Timmerman, qui a regretté l’absence d’ inburgering.

Les francophones avaient été échaudés, en février, par l’adoption de critères plus sévères pour les naturalisations, avec l’appoint décisif de la seule députée Jacqueline Galand (MR), qui avait avalé sans sourciller la condition du  » parcours d’intégration « . En votant le texte sur le regroupement familial, le PS a évité de se retrouver, pour la seconde fois, dans le camp des perdants.  » Comme le CDH, parti réputé raisonnable, ne se positionnait pas, le PS risquait de passer pour laxiste, en restant seul avec Ecolo-Groen ! « , sourit Zoé Genot (Ecolo), qui a voté contre la proposition.

Le CDH pris en sandwich entre le MR et le PS

Version socialiste :  » Nous nous sommes concertés entre parlementaires, expose Eric Thiébaut, bourgmestre de Hensies. La proposition ne nous posait pas de problème. Nous savons qu’il y a des abus : mariages blancs, fausses attestations de cohabitation, fausses adoptions, etc. Cela préoccupe les citoyens que nous sommes, chargés de les représenter, et pas seulement le gestionnaire que je suis, en tant que responsable de la zone de police des Hauts-Pays. Le MR essaie à tort de nous faire passer pour laxistes. Nous étions d’accord à 90 % avec la proposition, nous n’allions pas voter contre pour les 10 % qui nous posaient problème : l’absence d’ inburgering et l’inégalité entre Belges et Européens. Je suis très satisfait du vote.  » Le député précise au passage que les Turcs de sa commune sont demandeurs de plus de rigueur et qu’ils commencent à ne plus aller chercher un ou une partenaire dans leur pays d’origine…

Le CDH a-t-il été mis au parfum du changement de cap des socialistes ? A la reprise de séance, après une algarade confuse où il a été question de discrimination entre Belges et Européens, Catherine Fonck (elle aussi, non-membre de la commission de l’Intérieur de la Chambre), chef de groupe CDH, a quitté brusquement la salle sans participer au vote. Une manière de marquer son désarroi face au coup de poker du PS ?  » Catherine s’est sentie trahie par le PS « , avance la députée flamande Nahima Lanjri (CD&V). Même analyse côté MR :  » Le CDH doit en vouloir au PS… Mais ses représentants ont fait une erreur en quittant la séance. « 

 » Maintenant, il sera plus facile pour un Lituanien ou un Français de faire venir ses enfants que pour un Belge, a réagi le parti de Joëlle Milquet. C’est d’autant plus regrettable que le CDH souscrivait largement aux objectifs du texte et à sa finalité. Constructif, il a d’ailleurs largement contribué à le faire évoluer.  » De fait, le secrétaire d’Etat à la Politique de migration et d’asile, Melchior Wathelet (CDH), a tenté de retoucher un texte qu’il jugeait boiteux sur le plan juridique ( » Pourquoi ne pas mettre des conditions supplémentaires aux Européens pour éviter de discriminer les Belges ? « ) et difficilement praticable pour son administration : l’Office des étrangers.  » Il n’a obtenu que des points de détail, avec le soutien du CD&V qui a relayé ses propositions d’amendement « , ironise Denis Ducarme. Les rôles étaient renversés, Wathelet, membre du gouvernement démissionnaire, jouant le rôle de l’opposition constructive…

Jusqu’à quel point la Belgique devait-elle cesser d’être  » généreuse  » ou  » laxiste  » face aux migrations familiales ? Tel était l’enjeu du débat. De plus, de quels moyens légaux disposait-elle pour atteindre son but ?

La proposition de loi prévoit que le même traitement s’applique dorénavant aux Belges et aux non-Européens (lire l’encadré page 32). L’idée principale est que le regroupement familial, choix privé, ne peut se faire à charge de la collectivité. D’où l’obligation de disposer de 1184,5 euros net par mois, soit des ressources équivalant à 120 % du revenu d’intégration sociale au taux « charge de famille ». Sont exclus du calcul : le revenu d’intégration sociale, les allocations familiales, l’aide sociale financière du CPAS, les allocations d’attente et de transition.

Pour Theo Francken (N-VA), il s’agissait de ne pas  » importer la pauvreté « . Pour Denis Ducarme, de mettre fin à la  » migration assistée « . Pour Nahima Lanjri (CD&V), de  » sauver la solidarité, en ne surchargeant pas le chariot de la sécurité sociale « . Zoé Genot traduit :  » Quarante pour cent des indépendants et 30 % des salariés ne pourront plus regrouper.  » Le changement va être rude, en effet.

Notre pays a eu, jusqu’à présent, une politique plutôt très favorable aux regroupements familiaux, en alignant pratiquement le sort des Belges sur celui des Européens. Dans les chiffres, cela s’est traduit par 41 000 personnes regroupées en 2010, soit 48 % de l’immigration légale en Belgique. A titre de comparaison, la moyenne européenne est de 27 %. Certains  » regroupent  » de manière parfaitement assumée et paisible. Mais il y a, dans d’autres cas, d’énormes pressions familiales pour faire venir une vieille personne qui n’a jamais vécu ni travaillé en Belgique, pour arranger des mariages (souvent entre cousins germains), délibérer une fausse adoption, etc. La Belgique est perçue comme un pays riche et facile, donc, faible. Les principaux bénéficiaires du regroupement familial sont des ressortissants marocains (8 000 personnes regroupées en 2009) et turcs (2 500 personnes).

Etablir des règles plus sévères pour les Belges et pour les étrangers non européens touchera principalement les  » nouveaux Belges « . Une conséquence qui fait bondir Rachid Madrane.  » C’est du racisme, déclare-t-il ! Je suis belge, et fier de l’être. C’est de nos enfants à tous que l’on parle, les enfants de tous les Belges. Mon père, ouvrier, est arrivé dans les années 1960 et il a travaillé dur. Pourrait-on se passer, aujourd’hui, de tous les pharmaciens, avocats, techniciennes de surface, etc., qui sont arabes ? Je n’ai plus mes grands-parents mais, s’ils vivaient encore au bled, ma famille n’aurait pas le droit de les faire venir ? Bien sûr qu’il faut combattre les abus, mais pas au prix d’un recul des droits de l’homme. Je l’ai dit en séance : l’Histoire s’avance masquée, rappelez-vous les années 1930… « 

Apparemment, l’affaire passe mal au PS, malgré un vote quasi unanime en commission. Pour preuve, la fédération bruxelloise du PS, dont le vice-président est Rachid Madrane, a demandé, le 9 mai, que le Sénat reprenne la discussion sur le texte. Le PS bruxellois pointe  » les tentatives récurrentes d’une droite populiste qui n’a comme objectif que de stigmatiser une catégorie de notre population « .

 » C’est de la schizophrénie à l’état pur, a commenté Denis Ducarme. Ils votent  » oui  » en commission et voudraient déjà revenir sur leur décision.  » N’empêche, au Sénat, c’est Philippe Moureaux, bourgmestre de Molenbeek et vice-président du PS, qui préside la commission de l’Intérieur. Et on lui prête l’intention, dans les débats à venir, de laisser délibérément traîner les choses.

Marie-Cécile Royen

 » C’est de la schizophrénie à l’état pur  » ;Denis Ducarme

Avec la victoire de la N-VA aux dernières élections, le curseur a été poussé vers la droite

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