Mémoires de combat
Palme d’or à Cannes, 4 mois, 3 semaines et 2 jours nous plonge de manière fascinante et douloureuse dans la Roumanie des années Ceausescu.
Dès le premier plan, c’est un cinéaste qui s’exprime. Le cadrage précis, la position des personnages dans le décor, le jeu du temps et de l’espace, rien n’est laissé au hasard, et tout respire le style d’un artiste posant sur le monde un regard personnel et intense. Cristian Mungiu n’a pas 40 ans, mais il s’impose déjà comme une des voix les plus personnelles du cinéma contemporain. Le jury du Festival de Cannes n’a pas fait preuve que d’audace en lui attribuant sa Palme d’or, à la surprise de beaucoup. Il a aussi montré sa lucidité devant l’évidence d’un talent s’épanouissant malgré l’absence de moyens (le film a coûté moins de 600 000 euros), et refusant toute concession au goût dominant pour mener une démarche originale, radicale de moraliste jamais moralisateur.
Gabita et Ottila sont étudiantes, et partagent une chambre dans la cité universitaire d’une petite ville roumaine. La première est enceinte, et voudrait avorter. Mais un tel acte constitue un crime dans la Roumanie de 1987, encore sous le joug du tyran Ceausescu. Pour les deux jeunes filles, libérer Gabita de sa grossesse non désirée sera une bien rude épreuve… Chronique réaliste d’un cheminement semé d’embûches, de contraintes et d’humiliations, 4 mois, 3 semaines et 2 jours offre matière à réflexion sur la portée de nos choix personnels, mais aussi sur l’amour, l’amitié, et sur ce qui fait une société oppressive, où l’endoctrinement va jusqu’à totalement inhiber les consciences. Cristian Mungiu l’a écrit en se souvenant de faits qui l’impliquèrent lui-même, lorsqu’il avait 20 ans. » Avorter ne faisait, à l’époque, pas seulement courir un risque médical, physique, se rappelle le cinéaste, mais aussi et surtout celui de se faire prendre et d’aller en prison. L’avortement était aussi, pour nombre d’entre nous, un acte de liberté et de protestation contre le régime communiste qui voulait le plus de naissances possible pour augmenter la main-d’£uvre disponible… »
L’horreur au quotidien
» Des histoires comme celle racontée par le film, j’en ai entendu beaucoup, et souvent plus horribles encore « , déclare Mungiu qui rappelle certaines données chiffrées. Suite à la loi de 1966 interdisant l’avortement, il ne fallut que quelques années pour faire grossir les rangs des élèves dans les écoles (de 28 à 36 par classe, et de 2 à 10 classes). » Rien que dans ma classe, nous étions sept garçons prénommés Cristian… « , soupire-t-il, avant d’estimer à un million le nombre d’interruptions de grossesse clandestines opérées chaque année, et le total des femmes mortes dans ces avortements à 500 000 avant la chute du régime, en 1989 !
Annoncé déjà par Occident, son premier long-métrage présenté en 2002 à la Quinzaine des réalisateurs cannoise, le style de 4 mois, 3 semaines et 2 jours se fonde sur le plan-séquence (un plan unique par scène). La caméra s’y fait parfois – mais rarement – immobile ; elle » panoramique » parfois à 360° pour explorer la totalité d’un décor, mais il lui arrive aussi de suivre un personnage sur plusieurs dizaines de mètres, obligeant son équipe technique à des acrobaties coûteuses en énergie. La vérité voulue par le cinéaste est à ce prix, comme l’est celle obtenue, à force d’épuisantes répétitions, par les frères Dardenne. Le résultat est stupéfiant de force douloureuse, que nourrit aussi et surtout l’interprétation tout en justesse de Laura Vasiliu (Gabita) et Anamaria Marinca (Otilia).
Le Vatican n’a pas manqué de dénoncer le film de Cristian Mungiu, L’Osservatore Romano faisant allusion aux » f£tus martyrisés » tout en se déchaînant contre un » retour à la barbarie » dont la Palme d’or cannoise serait un des stigmates. Une réaction qui témoigne par l’absurde de l’impact de 4 mois, 3 semaines et 2 jours, un film qui dépasse largement le contexte de son époque pour parler directement aux spectateurs d’aujourd’hui. Et leur rappeler au passage que le degré de démocratie d’une société se mesure notamment, et peut-être principalement, à l’aune de la liberté des femmes à disposer d’elles-mêmes.
Une avant-première du film a lieu le mardi 18 septembre, à 20 heures, au palais des Beaux-Arts de Bruxelles, en présence du réalisateur.
Louis Danvers
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici