Mémoire égarée

La dérive extrémiste de l’historien Benny Morris reflète le désarroi d’une élite déchirée par l’Intifada

Cette confession laisse le lecteur abasourdi, incrédule. Publié le 9 janvier, l’entretien accordé par l’universitaire israélien Benny Morris au quotidien Haaretz plonge le dernier carré des colombes dans la consternation. On croyait connaître ce professeur à l’université du Néguev, fleuron de l’école des  » nouveaux historiens « . Chercheur iconoclaste, Morris avait, à force d’éplucher les archives du jeune Etat juif, levé le voile sur le recours à la torture, aux viols ou aux exécutions sommaires aux dépens de civils arabes, lors de la guerre d’indépendance. A l’instar de ses collègues Tom Segev ou Ilan Pappe, il eut le mérite d’affranchir ainsi la chronique officielle de ses demi-vérités et de ses pieux mensonges, quitte à déchaîner la colère des gardiens du dogme sioniste.

Le Palestinien, un  » animal sauvage  »

Or, voici que le franc-tireur, le gauchiste, celui qui, militaire, refusa de servir dans les territoires occupés fait siens tous les poncifs chers aux exaltés du Grand Israël. Certes, Benny Morris ne renie en rien ses études antérieures. Il impute même, dans son prochain ouvrage, aux soldats de la Haganah 24 massacres pour la seule année 1948. Mais les 800 morts recensés ne sont, aux yeux de l’historien, que peanuts au regard des charniers de Bosnie ou du siège de Stalingrad.  » Dans certaines circonstances, insiste-t-il, le nettoyage ethnique se justifie. Nous n’avions pas le choix : c’était ça ou le génocide.  » Morris déplore que Ben Gourion, le père fondateur, ait commis  » l’erreur fatale  » de na pas mener à son terme l’expulsion des familles arabes.  » Sans leur éviction, jamais un Etat juif n’aurait vu le jour.  » Faut-il, comme l’exige l’extrême droite israélienne, boucler, cinquante-cinq ans après, le  » transfert  » inachevé des Palestiniens de Cisjordanie ou de Gaza ? Pas dans l’immédiat, réplique l’historien, mais peut-être devra-t-on s’y résoudre dans cinq ou dix ans, et infliger un sort identique aux Arabes israéliens, ces  » agents de l’ennemi « . Le reste de l’interview est à l’avenant. On y apprend que la vengeance est une valeur essentielle de la culture tribale arabe et que ces  » barbares  » ne comprennent que la force. Reste dès lors à enfermer le Palestinien, cet  » animal sauvage « , dans une cage. Ne faut-il voir dans ces imprécations que l’égarement d’un clerc ? Sûrement pas. Avec la ferveur des convertis, Benny Morris incarne le naufrage d’une élite déboussolée par le terrorisme et la hantise de l’anéantissement. Tel est le terrible legs de l’Intifada d’al-Aqsa.  » Yasser Arafat nous a tous rendu fous « , constate un pacifiste désabusé. Voilà comment un briseur de tabous endosse le treillis qu’il récusait hier. Son uniforme, c’est celui dont s’affuble l’intelligence à l’heure de la reddition.

Vincent Hugeux

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