Maurice Lévy » Internet, c’est l’avenir de Publicis « 

Confirmé récemment dans ses fonctions, l’indéboulonnable patron du n° 3 mondial de la com’ a pris le virage du numérique. Une révolution pour son groupe, explique-t-il.

Le Vif/L’Express : Le conseil de surveillance de Publicis, dont vous êtes l’inusable patron, vient de proroger une nouvelle fois votre mandat, alors que vous esquissiez, depuis deux ans, votre départ. Y aurait-il une jurisprudence Marcel Bleustein-Blanchet, fondateur et figure tutélaire de ce groupe, qu’il dirigea jusqu’à sa mort ?

Maurice Lévy : Il est vrai que cette figure est restée soixante années durant dans cette maison. Une longévité qui s’explique, notamment, du fait que Publicis est toujours restée une entreprise à laquelle on s’attache facilement. Elle vous prend, elle vous mange, telle une mante religieuse, au point qu’il est très difficile de s’en défaire. Combien de fois ai-je croisé dans ces couloirs des gens qui avaient quitté l’entreprise de longue date et qui y rôdaient, sous le prétexte d’un objet oublié ou d’une personne à voir ? Publicis, c’est un peu leur madeleine de Proust. Mais, rassurez-vous, je ne serai pas président de Publicis pendant soixante ans ! A la fin de 2011, j’aurai bouclé ma 24e année à la tête du directoire. Et si j’ai accepté d’y demeurer encore un peu, c’est pour mieux accompagner ma succession.

Tout cela fait de Publicis un groupe dont le mode de gouvernance peut paraître atypique.

L’entreprise elle-même est atypique ! Elisabeth Badinter, présidente du conseil de surveillance, et principale actionnaire de ce groupe, l’avait défini un jour comme une entreprise  » familiale et mondiale « . Et il est vrai que nous avons un certain nombre de caractéristiques héritées de ce que l’on appelle le  » family business « . Dans le même temps, nous sommes confrontés, chaque jour, au vent du large, à des concurrents extraordinairement puissants que nous combattons avec des outils modernes, parmi les plus affûtés. Sommes-nous pour autant différents en termes de gouvernance ? Non. Publicis dispose de trois organes de direction classiques, qui fonctionnent bien : un conseil de surveillance, un directoire et un comité exécutif. Un triptyque auquel est venu se greffer un comité stratégique, agrégateur de nouveaux talents, chargé de réfléchir aux nouveaux et grands enjeux qui nous guettent.

C’est parce que ces derniers sont vitaux, avec l’explosion du numérique, et que Publicis n’est plus seulement une constellation d’agences de pub, que vous avez finalement décidé de  » rempiler  » ?

Le monde a changé, nos métiers se sont complexifiés et Publicis s’est considérablement transformé. Quand on m’a demandé de poursuivre ma mission, ce groupe était confronté à trois défis. Il y avait d’abord la crise : celle-ci battait son plein et le conseil de surveillance s’inquiétait que le navire se retrouve encore plus ballotté, avec, en plus, une transition de management. Est venue, ensuite, la transformation de cette entreprise qui n’est pas encore achevée, notamment dans le domaine d’Internet où nous sommes en train de fabriquer un modèle extraordinairement différent des groupes de publicité à travers le monde. D’année en année, cette maison devient un objet qui relève bien plus de l’économie numérique que de l’économie publicitaire. Troisième et dernier point : je pense incarner, j’ose le dire, une certaine forme de confort pour le conseil de surveillance et sa présidente. Me savoir toujours à la barre doit rassurer ceux qui estiment que j’y représente une forme d’équilibre, entre modernité et tradition, entre audace et sécurité.

Internet, c’est plus qu’un virage. Une nouvelle vie pour Publicis ?

Un nouveau monde, délibérément et activement colonisé : c’est l’avenir de ce groupe. On pourrait poursuivre à l’envi sur l’impact considérable du numérique sur nos sociétés. Or nous sommes au centre d’un triangle dans lequel il y a la marque, le consommateur et le conduit de la communication, Internet au premier chef. Ce secteur progresse à deux décimales, quand le monde des médias, dans ce qu’il a de plus classique, progresse très lentement, patine, voire recule. Toutefois, pour rester au contact des consommateurs et les aider à rester de plain-pied dans la société de demain, ce choix stratégique est essentiel. Je m’étonne d’ailleurs qu’il n’ait pas été fait de manière aussi volontariste par nos concurrents. Nous avons ainsi sur ce secteur, à l’horizon de 2014, un objectif de revenus de 35 % – soit aux alentours de 2 milliards d’euros, à la date d’aujourd’hui – quand la moyenne du marché sera de 15 à 16 %.

Vous venez d’acheter aux Etats-Unis, pour 575 millions de dollars, Rosetta, l’un des fleurons de ce secteur. Et demain ?

Il y aura d’autres acquisitions, tant sur les marchés émergents, que sur ceux plus matures, notamment sur le Vieux Continent.

Avec quelle enveloppe ?

L’objectif est de dépenser chaque année entre 300 et 400 millions d’euros. Ce qui va considérablement renforcer notre leadership et notre poids dans le numérique, qui, rappelons-le, croît à deux décimales.

L’e-G8, dont vous avez été l’organisateur, vient de s’achever, avec cette même question qui agite nos sociétés : Internet est-il un vecteur d’intelligence collective ou une agora totalitaire ?

Ces deux visions antinomiques doivent être au centre de nos réflexions et de nos préoccupations. Bien évidemment, un groupe comme Publicis a une responsabilité citoyenne par rapport à cette évolution. La protection de la vie privée comme l’avenir de la propriété intellectuelle sont des questions primordiales, dont nous ne pouvons pas nous désintéresser. Il va sans dire que nous sommes extrêmement sourcilleux et prudents quant à la préservation de données confidentielles à caractère privé, relevant d’études que nous réalisons en permanence sur de larges échantillons de consommateurs, pour tel ou tel marché. Que les choses soient dites : nous ne franchirons jamais la ligne jaune. L’autre danger d’Internet, bien plus grave à mes yeux, concerne la liberté de parole, souvent excessive et débridée, qui y règne. Il existe ainsi une ligne de plus en plus ténue, une barrière de plus en plus fragile, pour ainsi dire un voile souvent déchiré, entre ce qui relève de la vie publique et la vie privée. Un fléau impossible à endiguer : il est en effet illusoire d’imaginer une quelconque régulation de la parole ou du langage. Et pourtant, la transparence a ses limites : ce qui est salutaire pour des peuples soumis à la dictature devient parfois une dérive dans nos sociétés démocratiques, où sous couvert d’une vérité décrétée, on tombe dans tous les excès.

Que pensez-vous à ce sujet du traitement réservé par les médias à Dominique Strauss-Kahn, un vieux complice avec qui vous aviez lancé le Cercle de l’industrie ?

Passons sur ce drame affreux et arrêtons-nous sur la spécificité des Etats-Unis. Il faut se souvenir d’un certain nombre de grandes affaires – faits divers à sensation ou scandales financiers – qui ont vu des célébrités menottées jetées en pâture devant les caméras de télévision. C’est ainsi depuis toujours et le traitement réservé à Dominique Strauss-Kahn n’échappe pas, hélas, à cette tradition. Souvenons-nous des scandales Enron ou WorldCom : leurs dirigeants ont eu droit à l’échafaud médiatique. C’est là une dérive de la société américaine. En revanche, s’il est quelque chose que l’on peut vraiment regretter et critiquer, c’est la manière dont le système médiatique français a embrayé dans cette affaire. Il y a eu une forme de complaisance de la part de chaînes de télévision françaises, et de la presse en général, à étaler ces images et à les diffuser en boucle. On a eu le sentiment que les vannes ont lâché. Que tout ce qui était à l’abri, sous scellés jusqu’ici, pouvait être maintenant dit. Et parce qu’il y a cette affaire, et sous couvert de cette affaire, on s’autorise tout. Il y a eu en France une propension à déverser tout ce qui relevait jusqu’ici de la vie privée de cet homme. Que ces faits soient avérés ou non, un peu de retenue eût été plus décent.

Pourquoi incriminer les médias français, soumis à la concurrence de leurs homologues anglo-saxons et d’Internet ?

On aurait souhaité simplement un peu plus de dignité. Quel besoin de charrier à longueur de journée des anecdotes invérifiables qui participent à l’instruction à charge d’un homme à terre ?

PROPOS RECUEILLIS PAR RENAUD REVEL

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