Marchés Les dynamite-euro

Les spéculateurs profitent des difficultés budgétaires des pays d’Europe du Sud pour les attaquer. Au risque de déstabiliser une économie mondiale encore fragile.

« L’euro est une monnaie incomplète.  » L’auteur de cette sentence, prononcée à Davos, est un expert : c’est George Soros, l’homme qui fut, en 1992, à l’origine de l’explosion du système monétaire européen (voir l’encadré). Cette fois encore, l’Europe se trouve en difficulté, déstabilisée par les tracas budgétaires de certains de ses membres. Et, cette fois encore, les spéculateurs montent à l’assaut, avec des armes de destruction plus massives qu’il y a vingt ans.

Dans la ligne de mire des marchés : ceux que les Anglo-Saxons ont obligeamment surnommé les Pigs – les cochons (Portugal, Italie, Grèce et Espagne) – accusés de ne pas s’être pliés assez rapidement à leurs exigences. Certes, les déséquilibres de la zone euro sont patents – une monnaie commune, mais seize politiques économiques divergentes. Et la situation de ces pays n’est elle-même guère enviable, du fait soit d’un niveau de dette trop élevé (Grèce), soit de déficits creusés par la crise (Espagne, Portugal). Mais ils ne sont guère plus mal en point que le Japon, le Royaume-Uni ou même les Etats-Unis, qui, eux, ne subissent pas, pour l’heure du moins, le même traitement de choc.

A en croire les marchés, la Grèce serait ainsi devenue le sixième pays le plus risqué du monde, juste derrière Dubaï, mais devant le Vietnam ou le Liban !  » La spéculation finit par avoir un effet auto-réalisateur, explique l’économiste français Philippe Brossard, président de l’agence Macrorama. Les marchés se méfient et prêtent plus cher : finalement, les Etats se retrouvent en difficulté pour se refinancer, même si leurs fondamentaux ne sont pas si catastrophiques. « 

Comment spéculer sur une zone monétairement unifiée ? La réponse tient en trois lettres : CDS. Les credit default swaps sont des instruments financiers complexes, conçus à l’origine pour permettre à des prêteurs de s’assurer contre le risque de défaut de leurs débiteurs (Etat, entreprise) : plus la perception du risque est élevée et plus la valeur du CDS augmente. Seul problème : ces instruments constituent un marché de gré à gré, non régulé, où il est possible d’acheter et de vendre sans détenir les titres d’emprunt correspondants. Un peu comme si une compagnie d’assurances pouvait vendre un contrat d’assurance-vie, non seulement à la personne concernée, mais aussi à tous ceux qui souhaitent parier sur le risque qu’elle meure à une date donnée.  » Au bout d’un moment, les gens se mettraient à miser dans tous les sens sur l’âge auquel vous allez décéder, explique un analyste de marché. Et certains pourraient bien finir par tenter d’accélérer le processus ! « 

Les CDS, créatures qui ont échappé à leur créateur

Les CDS ne connaissent pas la crise. Aujourd’hui, ils représentent 60 000 milliards de dollars, soit l’équivalent du total des dépôts bancaires à l’échelle mondiale. Principaux acteurs : les grandes banques et compagnies d’assurances, ainsi que les hedge funds, les fonds spéculatifs, qui en détiennent à eux seuls plus de 30 %. La créature a fini par échapper à son créateur : si la faillite de Lehman Brothers a eu un effet si dévastateur, c’est aussi parce que les grandes banques américaines ont fini par se noyer dans l’entrelacs de leurs paris réciproques. Le seul assureur AIG, que le gouvernement américain a dû renflouer aux frais du contribuable, détenait dans ses comptes pour près de 450 milliards de dollars de CDS !

Ces petits soucis n’ont pas empêché les habituels accros du casino financier – le souffle de l’explosion à peine retombé – de revenir s’asseoir à la table de jeu. Avec, cette fois, une nouvelle cible : les Etats du sud de l’Europe, sur lesquels l’attention s’est focalisée après que la Grèce eut reconnu avoir bricolé ses comptes. Ce fut le signal de l’ouverture de la chasse, pour des banques et des hedge funds abreuvés de signaux négatifs par les analystes et les médias anglo-saxons, toujours plus compréhensifs pour les errements de l’Irlande que pour les égarements de l’Italie. Et renforcés dans leur défiance par des agences de notation aussi promptes à matraquer les Etats qu’elles furent lentes à pointer les failles des mégabanques. Et qu’importe si les déficits des premiers ont surtout servi à sauver les secondes de la faillite !

En quelques mois, les CDS à cinq ans de l’Etat grec sont ainsi passés de 120 points à plus de 450, avant que ceux de l’Espagne et du Portugal ne s’envolent à leur tour.  » Le problème de fond, c’est que les investisseurs continuent à considérer que les CDS sont des indicateurs adéquats du risque de défaut d’une institution, commente Paul Jorion, un des rares économistes à avoir vu venir la crise. Or ce n’est absolument pas le cas.  » Sauf lorsqu’un Etat, accablé par le coût de son refinancement sur les marchés, est effectivement dans l’incapacité de rembourser. La prophétie, alors, finit par se réaliser dans la douleur.

Des milliers de colloques, des dizaines de déclarations martiales, trois G 20 et quelques actes de contrition n’y ont rien changé : la crise oubliée, la spéculation – démultipliée par le recours aux produits dérivés – est toujours aussi féroce, et provoque des déséquilibres tout aussi profonds. Jusqu’au prochain krach ?

Benjamin Masse-Stamberger

les agences de notation sont plus promptes à matraquer les états que les banques

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