Madame (la reine) est servie !

Envie de plonger dans le faste d’un banquet de cour ? Imaginez-vous prendre place à l’une de ces  » Tables en majesté « , minutieuses reconstitutions historiques de quatre prestigieux dîners officiels : on s’est battu, jadis, pour y être invité !

En 1886, un industriel quémandait au grand maréchal de la cour que son nom soit dorénavant ajouté à la liste des happy few. Un peu plus tôt, c’est une certaine Madame Jules de Vaux qui, déclinant poliment cet honneur, espérait que sa fille ait la chance d’en profiter à sa place, afin qu’il lui soit donné d’enfin rencontrer, qui sait, la reine et le roi… Quelle bassesse n’aurait-on pas commise, alors, pour obtenir l’un de ces précieux sésames, qui n’ouvraient pas seulement les portes du palais, mais assuraient aussi l’accès à un réseau d’influents convives ! Véritables outils diplomatiques, les dîners et banquets restent, 125 ans plus tard, un important aspect de la  » culture de cour « . Fin 2008, l’un des suspenses les plus haletants de l’élection de Barack Obama fut effectivement de savoir… qui serait le chef-coq de la Maison-Blanche.

C’est d’ailleurs pour épouser l’Année 2012 de la gastronomie bruxelloise que le Fonds du patrimoine (géré par la Fondation Roi Baudouin), dont la collection compte plusieurs milliers d’£uvres dispersées dans vingt-cinq musées du pays, a décidé de rassembler quelques pièces remarquables évoquant le  » bien recevoir « , autour d’une reconstitution de quatre tables ayant marqué l’histoire de Belgique. Des menus dont la taille raccourcit, des décorations de table qui s’allègent… S’il était possible de se téléporter dans l’ambiance de chacune de ces sauteries de 1875, 1897, 1925 et 1958, il apparaîtrait combien leurs conceptions, leurs durées et leurs mets ont considérablement évolué.

Là, on place et déplace les petits cartons, on compte et recompte les dizaines d’invités, conformément aux règles protocolaires, et dans l’odeur entêtante des fleurs piquées sur ces drôles de consoles métalliques trônant au milieu des tables, ces incroyables  » surtouts « , sortes de soupières ou jardinières ornementées qui bouchent irrémédiablement la vue de votre vis-à-vis – mais quelle importance, les tables sont alors tellement larges, et chacun sait que la bienséance exige de ne converser qu’avec ses voisins de gauche ou de droite. Observez bien la table de 1875 : elle ne compte encore, par convive, que trois verres, deux couteaux, deux fourchettes et deux cuillères (dont une moitié – celle destinée aux desserts – en vermeil, pour éviter que l’argent s’oxyde trop vite au contact des fruits frais). C’est peu, au regard des armadas de verres disposés en bouquets ou en tuyaux d’orgue, et à la douzaine de couverts qui encombreront l’espace imparti aux dîneurs, quelque vingt ans plus tard ! La faute à qui ? A cette révolution dans l’art de recevoir que représente le passage (progressif) du service à la française au service à la russe… Depuis la nuit des temps, les mangeurs se contentaient en effet des plats qui se trouvent à portée de main, tous exposés dès le début du festin. Vers la fin du XIXe siècle, les commensaux se régalent de portions individuelles, qui leur sont proposées l’une à la suite de l’autre. On imagine le maelström en cuisine : il faut repenser l’organisation interne, le nombre du personnel, le timing et la cuisson du repas, la disposition des tables et le dressage des assiettes – verres et couverts se déclinant désormais à l’infini, entre scie à concombre, éplucheur de noix, fourche à melon, faucille à glace, pelle à petits fours ou pince à candi. Pour la première fois, les plats sucrés, isolés, sont repoussés à la fin du banquet : leur diversité et leurs qualités trahiront dès lors le rang social de l’hôte – essayez donc de servir un chou à la crème un peu classieux, pour cent gourmands, en l’absence de mixer et de frigo…

Puis, peu à peu, le nombre des plats diminue. La civilisation du goût s’installe définitivement entre ces messieurs en jaquette et ces dames aux décolletés profonds – l’expo montre d’ailleurs, enfilées par des mannequins sans tête, quelques robes authentiques, dont un fourreau en soie de satin cerise porté en 1958 par la baronne Lippens. L’étiquette, la saveur, la  » dégustation  » s’imposent. Les lampes électriques donnent aux tables un aspect féerique. On simplifie, on simplifie encore. L’argent massif cède la place au métal argenté puis à l’inox, et c’est tant mieux : les couverts pèseront moins lourd et coûteront moins cher, autant de gagné quand il faudra les remplacer, chaque fois que des indélicats emportent un souvenir de la réception dans leurs poches – c’est toujours le cas à Laeken : à tel point que, pour prévenir le larcin de petites cuillères, le palais a renoncé à les frapper du blason royal.

A voir aussi, entre ces tables dressées volontairement sans serviettes ni chaises, pour permettre au public d’apprécier pleinement l’argenterie, la vaisselle et la verrerie dans toute leur splendeur cristalline ou dorée – et quelquefois parfaitement éc£urante, à force de rajouter du clinquant : des photos sépia, des objets rares de vieux livres de recettes ou de bonnes manières. Et la réponse à une énigme taraudant d’innombrables maîtresses de maison : la fourchette, c’est piques orientées nappe ou pointant vers le ciel ? Résolument en l’air, si l’on veut  » bien faire  » (et ce depuis les années 1930), même si ça donne un air agressif aux ustensiles. Simplement parce que, jadis, le contenu des ménagères s’étalait en montrant le gros dos, afin que chacun puisse admirer, gravées à l’arrière du manche, les armoiries familiales. De nos jours, c’est une grosse faute de goût…

Tables en majesté, jusqu’au 9 septembre 2012 au musée BELvue, 7, place des Palais, à 1000 Bruxelles. Entrée gratuite.

VALÉRIE COLIN

Scie à concombre, fourche à melon, pince à candi…

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire