Machos, les scientifiques ?

Les filles sont désormais aussi nombreuses que les garçons à accéder à l’université. Mais, au cours de leurs études, elles cumulent les erreurs d’orientation. Bilan : il faudra encore de longues années pour atteindre la parité hommes/femmes aux postes clés de la société

Roberto est un matheux. Après la rhétorique, il désirait entreprendre une licence en mathématiques pour devenir enseignant. Mais son professeur de secondaire l’en a dissuadé et a insisté pour qu’il choisisse plutôt les sciences appliquées : la profession d’ingénieur offre un  » plus large éventail de débouchés « .

Comme Roberto, Justine a suivi les  » maths fortes « . A l’issue du secondaire, son professeur lui a toutefois conseillé la licence en mathématiques plutôt que les sciences appliquées. Parce qu’elle était une fille ?

Autre exemple :  » Lorsque j’ai parlé de ma promotion au titre de professeur ordinaire ( le grade le plus élevé dans l’enseignement universitaire), se souvient une femme professeur en sciences sociales à l’université, on m’a répondu : ôVotre mari est médecin, vous n’avez pas besoin de cette promotion. » »

Deux poids, deux mesures. Les stéréotypes expliquent sans doute le paradoxe suivant. Au cours du dernier demi-siècle, le nombre d’étudiants à l’université a quadruplé, en grande partie suite à l’accès des filles aux études supérieures. Depuis dix ans, elles remplissent la moitié des auditoires de candidatures et de licences.  » Elles réussissent mieux que les garçons et les surpassent quels que soient l’origine sociale et le niveau de diplôme des parents « , peut-on aussi lire dans l’étude de l’Université libre de Bruxelles (ULB), Les filles face aux études scientifiques (Editions de l’université de Bruxelles). Mais sur le marché de l’emploi,  » les femmes sont concentrées dans les niveaux inférieurs des métiers de l’enseignement, de la santé, du travail social, du travail administratif, du commerce et des services « , remarque Mateo Alaluf, promoteur de l’étude.

A l’autre extrémité, seuls 16 % de femmes dirigent des entreprises de plus de dix personnes. Et à peine 12,5 % sont, à l’université, chargées de cours, professeurs ou professeurs ordinaires.  » Il faut rejeter l’idée d’une évolution spontanée vers la parité « , expliquent le chercheur Jérôme de Henau et la professeur en économie Danièle Meulders, dans une autre étude de l’ULB, Alma mater, homo sapiens ? Au rythme actuel, il faudrait près de deux siècles pour atteindre l’égalité entre les sexes parmi les professeurs ordinaires. Tel est l’un des constats de la journée d’étude organisée, ce 5 mars, à l’avant-veille de la Journée de la femme, par l’ULB sur le thème  » Femmes et universités « .

 » Pour les filles, c’est moins grave…  » Aux yeux de beaucoup de parents et d’établissements scolaires, le choix d’études et de carrières des écolières reste moins important que celui des garçons. Résultat : depuis le milieu des années 1990, de nombreux rapports publics font état d’une forte demande de cadres scientifiques et techniques dans l’industrie, l’enseignement et les services. Ce qui ne serait sans doute pas le cas si les adolescentes ne désertaient pas les filières porteuses. Mais dès le collège ou l’athénée se met en place ce que les sociologues appellent le processus du  » tuyau qui fuit  » : au fil des ans, les filles disparaissent silencieusement des sections scientifiques et technologiques. Pourquoi ?

Premier constat : l’option  » maths fortes  » dans le secondaire (six heures ou plus par semaine, associés ou non au latin) est aujourd’hui la voie royale pour accéder à l’université. Elle affiche d’ailleurs le taux le plus élevé d’enfants de parents diplômés de l’université. En 1re candidature à l’ULB, ils sont près d’un sur deux (45 %) à être issus de cette filière, pour 9 % seulement de  » maths faibles « . Dans les facultés scientifiques, la proportion de matheux atteint évidemment les 80 %.

C’est au collège ou à l’athénée que les adolescentes font le premier  » mauvais choix  » : seules 30 % d’entre elles s’inscrivent alors en  » maths fortes « , pour un garçon sur deux (48 %). Confrontés à des difficultés scolaires, ces derniers sont encouragés à rester dans une option prestigieuse, quitte à doubler une année scolaire. Les filles sont, en revanche, davantage réorientées vers des voies considérées comme féminines (langues, sciences sociales, etc.), qui limitent dès lors leurs ambitions universitaires.

Car, sur les campus, la parité entre les sexes cache mal les déséquilibres. Ainsi, parmi les étudiants qui se sont inscrits, l’an dernier, pour la 1re fois à l’ULB ( voir tableau ci-contre), il y avait pratiquement autant de filles que de garçons en droit, en sciences sociales, politiques et économiques, en kinésithérapie et en éducation physique, en journalisme et en communication. On comptait même 2 filles pour un garçon en philosophie et lettres, en pharmacie et en médecine, et jusqu’à 3 pour un en sciences psychologiques et de l’éducation. En revanche, il y a moins de 2 filles pour 8 garçons en informatique et en sciences appliquées, les bastions masculins par excellence. Les garçons restent aussi clairement majoritaires (deux pour une) à l’école de commerce Solvay et en sciences.

Or, les diplômés en psychologie, en philosophie et lettres, par exemple, ont plus de difficultés à trouver un emploi : seuls 4 sur 10 en décrochent un dans les trois mois qui suivent leur réussite à l’université, pour 80 % dans les autres facultés.

Les étudiantes additionnent donc les mauvais choix. Tandis qu’à la fin du secondaire, l’écrasante majorité des garçons de  » maths fortes  » se dirigent logiquement vers des branches scientifiques, les matheuses provenant de la même option se dispersent en proportions égales entre les trois grandes sections des sciences, de la santé et des sciences humaines. Si elles ont des parents universitaires, elles sont toutefois plus nombreuses à entamer une carrière scientifique (44 %). Cette proportion tombe à 16 % si les parents n’ont pas fait d’études supérieures.

Les motivations des jeunes seraient-elles en cause ? D’après les chercheurs de l’ULB, elles varient en tout cas selon le sexe. Les garçons optent davantage pour les filières qui, à leurs yeux et à ceux de leur famille, offrent des  » emplois rémunérateurs  » et de  » prestige « . Ce qui est aussi la tendance chez les matheuses de milieux favorisés. Car, en général, les filles sont moins sensibles aux perspectives professionnelles. 70 % disent choisir un métier qui est  » utile aux autres « , surtout en droit et en psychologie, pour 58 % des garçons.

Mais dans les témoignages recueillis apparaît aussi le rejet de l’image masculine véhiculée par le métier de cadre. Blandine, inscrite en psychologie, explique :  » Mon père est ingénieur civil en chimie. Il est tout le temps stressé, en voyage ou au bureau. Je ne pourrais pas vivre cela, parce qu’il n’y a plus beaucoup de vie de famille. Et cela, je ne le veux pas.  »

Comme le dit sans élégance un professeur de médecine à l’université :  » Les hommes se préoccupent de leur carrière, les femmes de leur horaire.  » Ou encore :  » Un certain nombre de femmes que je vois dans le corps académique ne me convainquent pas qu’il en faudrait plus « , ajoute un autre mandarin en sciences sociales. Selon l’étude de Jérôme de Henau, les milieux scientifiques ont aussi leurs a priori.

Car, dès le troisième cycle (qui suit la licence universitaire), les filles deviennent minoritaires (44 %). Et cette situation s’aggrave au fil des promotions. Elles ne sont que 36 % à décrocher un doctorat et, finalement, 8 % à obtenir le titre de professeur ordinaire.  » Certaines femmes professeurs pensent qu’elles sont nées trop tôt et que la parité sera l’affaire d’une ou deux générations « , explique de Henau. D’autres estiment que le rattrapage sera d’autant plus rapide que les hommes vont déserter un enseignement universitaire devenu moins prestigieux, comme ils l’ont fait dans le secondaire. Mais pour de Henau, rien n’est moins sûr : en Belgique francophone, parmi les professeurs ordinaires, il faudrait attendre très exactement 183 ans pour atteindre  » spontanément  » l’équilibre entre les sexes.

En outre, les femmes sont encore moins nombreuses dans les organes de gestion des universités et du FNRS (Fonds national de recherche scientifique).  » On peut s’interroger sur le lien entre l’absence de femmes dans les organes de décision et leur faible représentation aux postes les plus élevés de la carrière académique : la promotion de l’égalité est rarement le souci d’une assemblée masculine « , poursuit de Henau.

Dans les milieux universitaires, on nie pourtant toute forme de discrimination, au nom de l’excellence et de l’universalisme qui ne pourraient être soupçonnés de porter les germes de l’inégalité. Mais, dans la pratique, un rapport de la KULeuven a, par exemple, montré que le promoteur de doctorants délègue plus souvent à sa chercheuse des missions de secrétariat, de gestion d’étudiants et autres aspects pratiques, la considérant comme son assistante personnelle plutôt que comme chercheuse.  » Au début de la carrière surtout, et encore maintenant, les femmes sont en minorité et sont considérées, en général, comme moins scientifiques, ajoute une femme professeur en médecine. Lors de conseils facultaires, il faut se battre pour avoir la parole.  »

Un handicap  » objectif  » reste la maternité qui coïncide avec la rédaction et la présentation de la thèse de doctorat : les chercheuses sont d’ailleurs proportionnellement plus nombreuses à l’abandonner que leurs collègues masculins. Pour autant,  » les femmes scientifiques mères de famille ne semblent pas être moins productives que les autres en matière de publications « , insiste de Henau. Au contraire, peut-être.  » Une femme doit être meilleure pour arriver. J’ai un collègue qui a été nommé professeur ordinaire avec 15 articles tandis que j’ai dû en publier 55 et 4 livres « , précise une professeur en sciences sociales.

Comme beaucoup d’autres femmes, celles qui se trouvent au sommet de la hiérarchie universitaire se plaignent des réunions de travail trop tardives, d’un partage inégal dans les tâches familiales, d’un manque de crèches et de modèles féminins… Oubliée, Marie Curie ! Face aux préjugés d’une science aussi machiste que d’autres secteurs, elles ont tendance à s’autocensurer. Ainsi, quand les professeurs masculins évoquent leur réussite, ils mettent en évidence des facteurs personnels. Les femmes soulignent, au contraire, l’intervention d’éléments extérieurs, comme le hasard et la chance. Dans le secondaire, les matheuses insistent aussi sur leurs efforts, se comparant inconsciemment à des garçons qui réussiraient plus  » naturellement « . Allez les filles ! Pourquoi tant de modestie ?

Dorothée Klein

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