L’ombre des sultans, le spectre de Kemal

Ultime décor de l’Empire ottoman, ce palais vit aussi disparaître – ironie de l’Histoire – le père de la Turquie moderne. Qui, s’il lui a préféré une autre capitale, est à Istanbul l’objet d’un culte toujours intact

De notre envoyé spécial

Même aux grands hommes il n’est pas donné de choisir le lieu de leur mort. Toute sa vie, Mustafa Kemal se sera défié de Constantinople et de ce palais de Dolmabahçe. Cette ville, impériale, cosmopolite, langoureuse, riche en invites sensuelles, où il manqua, jeune officier débarqué de sa province grecque natale, se perdre dans les bouges, entre l’alcool, les marins aux corps souples et l’ivresse des filles du port. Et ce palais, symbole d’un empire rechignant à mourir alors même, il en est convaincu, qu’il lui faut périr pour que vive la nation turque enfin libérée du fardeau, trop lourd, de l’impérialisme. C’est pourtant ici, dans ce long vaisseau de marbre ancré le long du Bosphore, que le fondateur de la Turquie moderne a rendu l’âme.

Ce 10 novembre, à 9 h 5, comme chaque année, tout un pays s’arrête. Les sirènes hurlent. Les transports s’interrompent. Les passants se figent. Pendant deux minutes, la nation turque rend hommage au grand dirigeant à l’heure précise où il est mort. A Dolmabahçe, tous défilent dans la petite chambre, au lit couvert d’un drapeau, où est décédé  » le libérateur de la patrie, le fondateur de la république « . Vieillards éplorés, soldats médaillés, enfants des écoles qui déclament des poèmes à sa gloire, femmes voilées, lycéens à l’allure décontractée mais prompts à réciter, avec une ferveur non feinte, le catéchisme à la gloire de  » ce héros qui a sauvé les Turcs de l’anéantissement, celui sans qui nous ne serions pas là aujourd’hui, celui qui a uni le peuple contre l’ennemi « . L’ennemi, au fait, qui est-il aujourd’hui ? La question suscite un flottement dans le groupe scolaire.  » Les étrangers ?  » ose une jeune fille, vite rabrouée par ses camarades.  » Les islamistes, du moins ceux qui pensent mal « , avance une autre. Le groupe hésite.  » Les terroristes, assène un adolescent impétueux. Le PKK [mouvement indépendantiste kurde].  » Tous acquiescent.

Splendeur de la décadence ! Ah ! ces derniers feux jetés pour dissimuler la putréfaction de l’empire ! Voulu comme un gage de modernité et d’occidentalisation par le sultan Abdülmecid, contemporain de Léopold Ier et de Napoléon III, Dolmabahçe, dessiné par l’architecte arménien Nikogos Balyan, écrase les visiteurs sous le poids des ors et des lourds lustres de cristal, des colonnes de stuc et des photophores en argent et ivoire. C’est un pastiche de rococo délirant à la mode ottomane.  » Du Louis XIV orientalisé « , jugeait Théophile Gautier. On préfère évoquer le fantasme d’un Louis II de Bavière qui aurait abandonné son cher Wagner et ses Nibelungen pour se gaver de loukoums au milieu des vierges promises au paradis des musulmans. Même l’énorme combiné téléphonique Ericsson, introduit en 1905, repose sur une boîte ouvragée, surchargée d’arabesques. Autant tout, à Topkapi – la demeure précédente des sultans – respire la sensualité raffinée des formes, autant tout ici, à Dolmabahçe, croule sous le clinquant. Dolmabahçe, a dit un historien turc, marque le moment où les Ottomans passent du divan au fauteuil. Les menus des banquets impériaux reflètent cette recherche tâtonnante d’une fusion entre l’est et l’ouest : le börek alterne avec le potage Sévigné, le kadayif avec le suprême de faisan à la circassienne. Tous les styles de l’art occidental sont convoqués pêle-mêle, du pastiche Renaissance au néogothique flamboyant. On jurerait être chez un parvenu désireux de mettre ses appartements à l’ultime goût du jour et devenu otage de fournisseurs (en l’occurrence, de peintres italiens, de maîtres verriers de Bohême et d’ébénistes parisiens) pressés de lui facturer ce qu’il y a de plus cher à défaut d’être le plus élégant. Seule merveille qui réchappe du naufrage : la salle de bains du harem, en marbre blond d’Egypte propice à toutes les caresses.

C’est ici, à Dolmabahçe, qu’est mort le rêve ottoman d’un empire assis sur trois continents. C’est ici, ironiquement, qu’est mort, vingt ans plus tard, celui qui avait mis à bas la structure impériale. Ce palais est une étape tout indiquée pour succomber au hüzün, cette mélancolie de la grandeur déchue qui est à Istanbul ce que la saudade est à Lisbonne. Ici, sous les torchères en cristal et les plafonds en trompe l’£il, on respire la même nostalgie, nourrie par ce trop-plein de mémoire qui saisit le promeneur quand il se perd sur les trottoirs de marbre séculaire des quartiers crasseux du centre, à l’écart des flots de touristes. L’Histoire, facétieuse, lance des signaux que personne ne voit sur le moment. Mais la roue aime achever son tour en revenant au point de départ. Le dernier empereur de Rome avait pour nom Romulus Augustule, double hommage aux fondateurs ; le dernier basileus de Constantinople s’appelait Constantin, comme le fondateur. Et l’ultime sultan ottoman se nomme Mehmed VI, intronisé à l’été 1918, lointain héritier informe de Mehmed le conquérant. Comme l’ultime basileus, le sultan n’a plus alors d’autorité que sur les faubourgs de la ville. Les Jeunes-Turcs, qui lui ont imposé un régime constitutionnel en 1908, sont en fuite. Ils paient l’alliance avec l’Allemagne vaincue. La flotte alliée mouille dans la Corne d’Or. L’empire est dépecé. Soldats français, anglais, grecs, italiens paradent à l’intérieur des murs. A Constantinople la jouisseuse, le sultan se déclare prêt à signer une paix honteuse pourvu que l’apparence de son pouvoir soit sauve.

Le sursaut viendra hors les murs. Si Constantinople est l’ultime décor de la fin de l’empire, c’est à des milliers de kilomètres, au c£ur des plateaux balayés par les vents de l’Anatolie, que se joue, sans elle, son destin de capitale. C’est à Sivas, sous l’égide d’un officier né à Salonique (Grèce actuelle) – Mustafa Kemal – qu’est proclamé le Pacte national ; c’est à Ankara que l’assemblée constituante proclame, le 29 octobre 1923, la déchéance du principe impérial et la république. Le 17, Mehmed VI s’enfuit de sa résidence de Yildiz, à Istanbul ; camouflé dans une ambulance de la Croix-Rouge anglaise, escorté d’un eunuque agrippé à une mallette de bijoux, il gagne un navire de guerre britannique. Le dernier des fils d’Osman finira ses jours autour de la roulette, au casino de San Remo, en 1926 – le califat avait été aboli deux ans auparavant.

Avec la fuite de l’ultime Ottoman (le seul des sultans à ne pas avoir droit à son portrait dans le palais de Dolmabahçe), Istanbul quitte les devants de l’Histoire. Ankara, triste bourgade anatolienne, devient la capitale de la République. Les diplomates occidentaux doivent quitter leurs palais des rives du Bosphore pour le chantier boueux de la nouvelle capitale. Mustafa Kemal mettra quatre ans avant de remettre les pieds à Istanbul, en 1927. Dans les onze années qui suivront, jusqu’à sa mort, il ne séjournera au total qu’une année à Dolmabahçe. C’est de ce palais, pourtant, que l’homme d’Etat lancera la réforme alphabétique, imposant à son peuple de passer de l’alphabet arabe à l’alphabet latin. Ici, aussi, qu’il rédigera un manuel de géométrie en inventant pour la langue turque tout un vocabulaire spécialisé.  » J’aime Mustafa Kemal de manière radicale ! n’hésite pas à clamer Cemal Öztas, directeur des palais nationaux, qui, à ce titre, gère Dolmabahçe. Par son amour de la patrie, il est une source de réflexion permanente pour tous. Aucune autre nation n’a changé ses valeurs si vite sous l’influence d’un seul homme.  » Sur les bords du Bosphore, plus de six décennies après sa disparition, tous se réclament aujourd’hui du ghazi, le vainqueur. Les avocats et les médecins des quartiers aisés, sur les collines de la ville, produits de la méritocratie républicaine ; le petit peuple nationaliste qui remplit les stades de football, reconnaissant à Atatürk d’avoir garanti l’indépendance ; les commerçants empressés de Beyoglu, attachés à cette stabilité dont, longtemps, les soldats furent le meilleur rempart ; les femmes d’Istanbul au sourire de Madone byzantine ou de courtisane rangée, fières de l’émancipation conquise par leurs grand-mères ; les élus venus de l’islam politique qui gèrent la municipalité depuis plus d’une décennie, enfin, aussi : cela fait longtemps que ces derniers ont remisé au placard leurs rêves d’interdiction des débits de boissons alcoolisées à Beyoglu pour consacrer toute leur énergie à la modernisation des infrastructures d’une ville qu’un exode rural inachevé a gonflée de 14 millions d’habitants et qui aspire désormais à occuper, en moins d’une génération, le rang qui lui revient parmi les métropoles d’Europe. Jamais comme aujourd’hui Mustafa Kemal n’aura mieux mérité son surnom pour l’Histoire : Atatürk, le père de tous les Turcs. A Istanbul, municipalité néo-islamiste, tous ses fils aujourd’hui se réclament de son héritage. l

Jean-Michel Demetz

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