L’oil russe

Guy Gilsoul Journaliste

Au lendemain de la révolution russe, les collections privées furent nationalisées et mises à l’ombre. Aujourd’hui, ces trésors de l’art moderne font halte à Amsterdam.

Les musées ont toujours quelques longueurs de retard sur les collectionneurs. S’ils récupèrent parfois ce patrimoine, celui-ci est souvent dispersé après la mort des propriétaires ou tout simplement confisqué de leur vivant, parfois pour raison d’Etat. Pis, celui-ci peut décider de le mettre à l’ombre. Voire de le gommer. Au lendemain de la révolution russe, il n’était pas bon d’avouer sa passion bourgeoise pour la collection privée. Deux amateurs particulièrement éclairés, curieux et hommes d’affaires avisés, Anton Mozorov et Sergey Shchukin, avaient pris, aux dernières années du xixe siècle, l’habitude de séjourner régulièrement à Paris. De galeries en ateliers, ils emportèrent de véritables trésors de ce qu’on appellerait plus tard l’art moderne. Après avoir acquis un Renoir en 1898, le premier achète, en 1907, l’une des plus belles Montagne Saint-Victoire de Cézanne. Le second emporte, dès 1903, des toiles de Gauguin. Mais c’est Matisse qui le passionne davantage au point de lui passer commande ( La Danse, c’est lui) et de compter jusqu’à 50 £uvres du maître français qu’il expose à Moscou, dans sa maison-musée aussitôt devenue le lieu de rendez-vous des jeunes artistes.

En fait, leur regard était exemplaire et totalement décomplexé. En cause, peut-être, leur métier lié à l’industrie textile qui les avait exercés à voir les qualités chromatiques et ornementales des tissus qu’ils achetaient, créaient et vendaient aux quatre coins du monde. Or le fauvisme vise à exalter la teinte et, avec elle, des rapports nouveaux entre la ligne, la teinte et l’espace. Du coup, ils achètent très tôt non seulement des Matisse mais aussi des Derain, Vlaminck, Utrillo, Manguin, Dufy, Van Dongen.

La deuxième grande révolution de l’art du xxe siècle, le cubisme, n’échappe pas non plus à leur sagacité. Et voilà Picasso avec des toiles qui vont de la période bleue ( Le Buveur d’absinthe, 1901) aux £uvres du cubisme le plus audacieux ( Bouteille de Pernod, 1912). On trouve aussi des expressionnistes de la première heure comme Chaïm Soutine et Georges Rouault ainsi que les peintres russes qui vont compter comme Kandinsky et Malevich. Pourtant, il faudra encore bien des années avant que ne sortent au grand jour ces merveilles de la peinture du xxe siècle. Entre-temps, bien des histoires de l’art auront été écrites, au risque parfois d’oublier l’un ou l’autre jalon d’importance.

De Matisse à Malevich, pionniers de l’art moderne, Amsterdam, Hermitage. Du 6 mars au 17 septembre. Amstel 51. Tous les jours, de 10 à 17 heures. Le mercredi jusqu’à 20 heures. www.hermitage.nl

GUY GILSOUL

leur regard était exemplaire et tout à fait décomplexé

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