L’indispensable Europe

C’est la fête. Officiellement, en tout cas. En passant de 15 à 25, l’Union européenne comptera ce 1er mai 2004 quelque 453 millions d’habitants. Le cinquième élargissement du  » marché commun  » est peu banal ! Economiquement. Politiquement. Symboliquement. En enterrant une fracture historique, le Vieux Continent referme la longue parenthèse totalitaire née de la Seconde Guerre mondiale.

C’est la fête, donc. Vraiment ? Dans les capitales européennes, les cérémonies feront bien pâle figure en comparaison de celles qui ont marqué le passage combien anecdotique à l’an 2000. Comme si cette morosité ne suffisait pas, deux événements – l’échec de la réunification chypriote et l’annonce d’un référendum britannique sur la future Constitution des Vingt-Cinq – viennent de rappeler la fragilité de l’ébauche européenne. Mais ce qui, dans le premier cas, n’est qu’un casse-tête juridico-politique pourrait bien, dans le second, tourner au coup de massue. En proposant, pour des raisons de stratégie domestique, une consultation populaire sur cette charte européenne qu’il était devenu raisonnable d’espérer à moyen terme, le Premier ministre britannique, Tony Blair, a prouvé une fois de plus que s’il n’aime guère l’Europe, il en a au moins retenu les m£urs florentines. Son référendum risque de faire des émules et de retarder considérablement l’avancée du processus européen. Voire même de le stopper net dans certains pays…

Il y a deux lectures possibles de la bombe amorcée par Blair. La première ? Mieux vaut une poignée de battants décidés à refaire le monde qu’un troupeau de moutons défendant chacun son pré carré. Si Albion et quelques autres ont envie de reprendre leurs billes, c’est leur droit. L’Europe n’est pas une obligation ! A tout prendre, les  » coopérations renforcées  » entre partenaires résolus, ce n’est pas si mal que cela, même en version light.

Seconde lecture ? Une Union sans le Royaume-Uni perdrait beaucoup de sa crédibilité (ce serait même une hérésie en matière de défense  » commune « ). De plus, l’axe franco-allemand est bien trop dépendant, lui aussi, des aléas nationaux pour redevenir la locomotive qu’il fut naguère. Alors, la fête, dans ces conditions…

Mais si l’Europe cale, indiffère, irrite ou ennuie, ce n’est pas seulement parce qu’elle a perdu ses chefs emblématiques. C’est aussi parce qu’elle est devenue trop lointaine, trop institutionnelle. Elle ne sait pas se vendre à une époque où le marketing des discours séduit davantage que le fond des idées. Née sur les ruines d’un conflit sanglant, l’idée européenne était, à l’origine, un mariage de raison. Union difficile mais indispensable entre des Etats qui ne voulaient  » plus jamais ça « , elle promettait un subtil équilibre entre deux visions de la société : la libérale, qui comptait sur la liberté de circulation pour promouvoir une grande démocratie économique, et la sociale-démocrate, qui attendait une régulation keynésienne de l’économie et de la solidarité. L’ampleur de l’enjeu et son incroyable générosité – la solidarité financière transfrontalière est un fait probablement unique dans l’histoire des alliances internationales – auraient dû transformer ce fabuleux défi en mariage d’amour. Entre les Etats, unis dans une même vision historique de leur propre devenir. Mais aussi entre les citoyens et les institutions. C’est raté. A défaut d’avenir enthousiasmant, l’Europe est devenue le placard des égoïsmes du passé. L’élargissement à l’Est fait peur aux nantis de l’ouest. Mais ce sont les nouveaux venus qui ont payé et vont encore payer une facture salée pour prendre le train à 25.

L e grand idéal fraternel européen mérite pourtant nettement mieux que cette lecture grisâtre et souffreteuse. Malgré ses nombreux défauts, malgré son inconsistance politique internationale, malgré sa lâcheté à l’égard du drame israélo-palestinien, la construction de l’Union reste un formidable cadeau pour ceux qui en bénéficient. Mais à force de vivre en paix, on en oublie la saveur.

Trop économique, l’Europe ? La Grèce, l’Espagne, le Portugal, l’Irlande, sans parler d’innombrables régions sous-développées, lui doivent leur décollage.

Trop peu sociale, l’Europe ? Si les syndicats est-européens ont soutenu à fond l’élargissement, c’est parce qu’ils connaissent le prix de la liberté. Le modèle social européen, même écorné, reste le seul digne de ce nom à ce jour.

Trop financière, l’Europe de l’euro ? Mais l’époque de la valse des monnaies et des dévaluations surprises était-elle si enviable ?

Trop juridique, l’Europe ? Le relèvement des normes sanitaires et environnementales, garant de santé publique, est-il un luxe inutile face aux vaches folles et autres dérives de l’industrie agroalimentaire ?

Trop étouffants, les critères de convergence et le pacte de stabilité ? Ce n’est pas l’Europe, mais les gestions hasardeuses et démagogiques de gouvernements dispendieux qui ont rendu l’austérité inévitable. Les plaies de l’Europe ne sont pas celles de l’Union mais celles de ses membres.

En enfant gâté, le citoyen européen ne voit plus que le verre à moitié vide, mais oublie ce qu’il a déjà englouti. Pour reprendre l’expression lucide du commissaire Pascal Lamy,  » l’espace européen est un espace sans enchantement démocratique. La machine est là, mais elle n’est pas animée « . Après le temps de l’euroscepticisme, voici venu celui, tragique, de l’euro-indifférence…

L’Union européenne est cependant plus que jamais indispensable à l’équilibre du monde, qui ne peut se limiter à deux pôles, l’américain et l’asiatique. La politique internationale américaine, arrogante, nombriliste et messianique, s’avère un facteur de déstabilisation croissante. Et l’émergence économique rapide de l’Asie, dopée par la croissance effrénée de la Chine et de l’Inde, aura un impact majeur sur nos propres économies. L’Europe est, plus que jamais, une urgence. A 25, on peut être très forts. Si on le veut. l

Stéphane Renard

Face à l’inquiétante dérive américaine et au boom de l’économie asiatique, l’Union européenne est devenue vitale pour l’équilibre du monde. A 25, on peut être très forts. Si on le veut…

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