L’HOMME SANS ÉCRITURE

David Abiker

C’est arrivé cette semaine. Je remplissais un formulaire. Au moment d’écrire mon nom, le stylo m’a échappé. Il est parti tout seul en un trait définitif, horizontal, qui ne ressemblait en rien à un mot, mais plutôt à un électrocardiogramme plat ou à l’ordonnance illisible d’un médecin fou. J’ai eu peur. J’ai couru chez moi, j’ai cherché ici où là un document écrit de la main d’un être humain. Des imprimés partout. Mais sur la table de la cuisine, j’ai trouvé une liste de courses écrite par ma femme :  » N’oublie pas le lait et de régler l’orthodontiste.  » Ma femme a encore une écriture, volontaire, déterminée, concrète, impliquée, décidée. Mon exact contraire. J’ai ouvert un cahier de ma fille cadette et constaté qu’elle rédigeait sans dépasser. Ma fille a encore une écriture, me suis-je dit.

Manuscrit, c’est fini. En revanche, aucune trace de la mienne nulle part. Alors j’ai pris une feuille et essayé d’écrire quelque chose. Mais je ne me suis pas reconnu. Mes A pourraient être ceux du voisin. Mes Y ceux d’une étrangère. Après plusieurs essais, j’ai dû me rendre à l’évidence que j’étais malade de mon écriture. Dans un Woody Allen, le héros patraque devient flou. Dans Hollow Man de Paul Verhoeven, Kevin Bacon devenu invisible perd son ombre. Moi, devenu illisible, j’ai perdu mon écriture. Même ma signature est incertaine, jamais la même. Mon écriture part en sucette comme ce héros braillard de dessin animé La Linea qui meurt de l’écriture blanche du dessinateur dans les intermèdes de L’Île aux enfants !

Lorsque j’ai appris à écrire, on s’exerçait encore à faire les pleins et les déliés, à se servir d’une plume trempée dans l’encre. En cours de dessin… C’était déjà presque la fin. Cette année, la Finlande, comme une majorité d’Etats américains, s’apprête à rendre facultatif l’apprentissage de l’écriture pour lui préférer celui du clavier. Dans de nombreux pays, l’écriture en bâtons a supplanté l’écriture scripte, à quoi bon s’accrocher… Partout, le pouce a remplacé nos cinq doigts. Ecrire à la main n’est plus un enjeu. En fouillant l’appartement à la recherche de mon écriture, je suis tombé sur un cahier dans lequel mon père recopiait certaines de ses lettres à ma mère. Mon père avait une écriture affirmée, claire et sans rature. Il a laissé une missive incroyable, datée de 1968, dans laquelle il explique à ses parents d’Afrique du Nord pourquoi il épousera, quoiqu’ils en disent, une femme qui n’est pas de leur religion ; pourquoi il va l’aimer et pourquoi il doit s’affranchir de la tradition familiale. Il le leur écrit noir sur blanc et en cela fabrique un document historique.

Quand ma femme est rentrée le soir, je lui ai demandé si elle avait des lettres d’amour de moi. Elle m’a dit :  » J’ai tout gardé, la première année de notre rencontre, tu m’écrivais tous les jours. Mais je n’ai rien de manuscrit. Tu tapais tout.  »

Déjà ! Si j’avais rencontré mon épouse l’an dernier, elle aurait 10 000 sms. Et des smileys. Pourquoi écrire ?

Belles plumes. J’ai passé une semaine à chercher la mienne. Il paraît qu’il y a des stages pour la retrouver. Je songeais à m’y inscrire quand un ami éditeur m’a téléphoné. Ce spécialiste des lettres et des manuscrits anciens me propose d’être le président des Trophées internationaux du stylographe, une étrange confrérie qui récompense les orfèvres du stylo, les alchimistes de la plume, les designers de la belle écriture. Les Namiki, S.T. Dupont, Montblanc, Cross, Pelikan, Parker, Pilot, Visconti, Waterman, Graf von Faber-Castell ; l’un d’eux a même imaginé un stylo traçant des lettres sur un papier qui transforme la calligraphie en police de caractères. Ces gens luttent contre l’histoire, ce sont des fous de l’écriture, les protecteurs d’un rite sacré menacé par les touches impersonnelles de nos claviers. J’ai accepté la présidence de ces Trophées du stylographe comme un usurpateur. A tous ces fabricants de stylos rares et sophistiqués, je dédie ces quelques lignes. Moi le dactylographe, moi le moderne, moi l’homme sans écriture.

Chroniqueur pour 01net Le newsmagazine du numérique

david abiker

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