L’extraordinaire métamorphose du canal

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Le canal, ses quais et ses vastes terrains sont l’objet d’une reconquête. Nouvelle zone d’investissements, il se rêve en futur quartier  » branché « , en prolongement du centre-ville. Sans faire fuir ses habitants ni pousser dehors les activités industrielles ?

Au premier coup d’£il, il n’est pas très glamour, ce canal. Quatorze kilomètres d’eau noire peu engageante, qu’on suit en voiture ; incinérateur à déchets, péniches de passage, entrepôts, tas de sable et carcasses de bagnoles : le canal est aussi poétique qu’un parpaing. Considéré hier comme un corps étranger, il a longtemps été ignoré, craint, évité. Oubliés, à présent, ses quais aux airs de coupe-gorge : tous les élus ne parlent que de les reconquérir, de rapprocher la ville de son  » fleuve « . Ils ont raison. Les citadins apprécient les dimanches au bord de l’eau. L’été, sur le quai des Péniches, Bruxelles-les-Bains attire 600 000 visiteurs. Dans les cercles hype, le canal, en sa partie centrale, s’est mué discrètement en quartier branché. De quoi modifier le regard sombre des habitants ? Le principal acquis saute aux yeux.  » Le canal n’est plus ce lieu mal-aimé, son image est en passe de changer : on vient jusqu’ici pour passer sa soirée. Il y a un vrai mouvement, une vraie dynamique « , souligne Yves Rouyet, chef du département territorial de l’Agence de développement territorial régional (ADT).

Le revirement est donc bien là. Il sera difficile de faire marche arrière : la multitude de projets en cours ou à l’étude, les nombreuses annonces d’implantation dans le secteur, comme celles d’Ethias ou d’Unizo (l’union des classes moyennes flamandes), confortent l’idée qu’un nouveau morceau de ville est en train de naître. Une avancée à pas de fourmi, qui devrait s’accélérer dans les prochaines années. Mais pour quoi faire, au juste ? Sur le papier, les plans, aujourd’hui à peu près connus, se révèlent séduisants et audacieux.

La mue toutefois s’annonce délicate et fait surgir des doutes.  » Ces espaces reconquis ne peuvent avoir comme unique vocation le logement et les loisirs. Il faut maintenir des activités productives et des zones d’industries urbaines. D’autant qu’on ne peut ignorer l’importance d’une voie d’eau dans une société de l’après-pétrole « , s’inquiète Mathieu Sonck, secrétaire général d’Inter-Environnement Bruxelles (IEB). En clair, toutes les fonctions doivent être représentées le long du canal, de l’habitat aux activités économiques et industrielles. Une inquiétude répercutée par la Société de développement pour la Région de Bruxelles-Capitale (SDRB), qui, chiffres à l’appui, a mis en lumière l’érosion rapide des terrains à vocation industrielle au profit du logement.

L’effet Dansaert

Second enjeu : faire cohabiter riches et pauvres. Car les futurs immeubles sur les quais masquent d’incroyables ghettos, englués dans l’exclusion, s’étalant du nord au sud du canal (Bruxelles, Molenbeek, Schaerbeek, Anderlecht…). C’est là que s’affichent les plus hauts taux de chômage, les plus bas niveaux d’éducation, la plus grande insatisfaction quant au cadre de vie, des logements de piètre qualité. Qui font craindre que cette fracture socio-économique constitue une bombe à retardement. Tout ce remue-ménage ne risque-t-il pas d’entraîner une gentrification, un  » effet Dansaert  » ? La frontière a tendance à s’amenuiser. Des happy few du sud de Bruxelles n’hésitent pas à venir prospecter à Molenbeek ou à Anderlecht, pour acheter moins cher ou plus grand.  » Il y a risque de gentrification. Mais, au stade actuel, ce n’est pas un mouvement massif et irrémédiable « , nuance Yves Rouyet, de l’ADT. Un avis que ne partagent pas plusieurs associations, dont l’IEB. Elles dénoncent le  » court-circuitage  » de la future révision du Plan régional d’affectation du sol. Le Pras est une loi régionale qui dit géographiquement ce que l’on peut et ne peut pas construire à Bruxelles, et interdit du logement dans les zones d’industrie urbaine (le canal) et les zones d’activité portuaire (le canal, encore). Dans le nouveau Pras, dit  » démographique  » (puisque la Région fait face à un boom démographique), le cabinet Picqué serait prêt à autoriser du logis le long du canal. Politiquement, selon IEB, cette parade permet surtout de laisser le champ libre aux promoteurs.  » C’est leur adresser un appel du pied, pour y construire des logements de luxe qui ne seront pas destinés aux nouveaux habitants, plutôt pauvres « , affirme Mathieu Sonck.

Revoir le Pras le long du canal est sans doute un argument pour promouvoir l’image de la ville, auprès des entreprises et des décideurs économiques. Mais l’objectif est aussi d’inciter les familles et les propriétaires à réinvestir un secteur où l’on compte actuellement deux tiers de locataires.  » Il ne faut pas oublier que Bruxelles se situe dans un contexte de forte concurrence avec d’autres villes, notamment du Brabant wallon « , explique Yves Rouyet, de l’ADT. Dont le projet Tubize 2, sur le site des anciennes Forges de Clabecq, où prendront place logements, bureaux, crèches, centre médical, écoles. Qui y habitera ? Des happy few originaires de Bruxelles, entre autres.

SORAYA GHALI

 » Dans quinze ou vingt ans, les Bruxellois viendront se promener le long du canal, en journée mais aussi le soir « 

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