L’Europe vue de Moscou

Les élargissements de l’UE et de l’Otan ont été autant de camouflets pour la Russie de Poutine. Mais, face à l’Union des 25, devenue son premier partenaire commercial, elle n’a pas renoncé à manouvrer

Passé les accolades sous les ors du Kremlin, les sourires affichés, les congratulations d’usage au terme, le 21 mai, du sommet biannuel entre l’Union européenne (UE) et la Russie, les réalités demeurent. Bon gré mal gré, géographie oblige, les deux entités sont condamnées à cohabiter. A entendre Romano Prodi, président de la Commission en fin de mandat, elles se compléteraient  » mutuellement comme le caviar et la vodka  » û envolée que l’on attribuera, par charité, à l’euphorie d’un échange de toasts. Mais que dire de cet appel singulier à un  » rapprochement économique et spirituel  » entre Moscou et l’Union lancé par Vladimir Poutine lors de son adresse annuelle aux deux chambres du Parlement russe ?

A l’aune de son évolution politique,  » la Russie poutinienne est bien plus éloignée encore de l’Europe que la Russie d’Eltsine « , soulignait en décembre 2003 Françoise Thom, maître de conférences à la Sorbonne en histoire contemporaine. Elections sous contrôle, guerre en Tchétchénie,  » signes d’application sélective de la loi « , à Bruxelles, la Commission elle-même s’interroge  » sur la capacité de la Russie à défendre les valeurs démocratiques  » û qu’elle s’est engagée à respecter en sa qualité de membre du Conseil de l’Europeà Des tensions croissantes ont précédé l’élargissement. En témoignent les récriminations oiseuses de Moscou, qui a bataillé sans succès contre l’extension aux nouveaux Etats membres de l’Accord de partenariat et de coopération (APC), qui régit ses relations avec l’UE. C’est la règle. Il a bien fallu qu’elle s’incline.

Désormais, cinq Etats parmi les 25 sont au voisinage direct du territoire russe, dont une excroissance, Kaliningrad, autrement dit l’ex-Königsberg, annexée de facto par Staline à la fin de la Seconde Guerre mondiale, se trouve à présent enclavée dans l’UE. Il faudra faire avec, l’Union en a pris son parti, plutôt que de voir cette région sinistrée, source de trafics en tout genre, devenir un  » trou noir  » au sein de la zone européenne. La Commission a déjà injecté 25 millions d’euros dans un programme spécial destiné au développement de Kaliningrad, en partenariat avec Moscou. La Russie est-elle censée mettre, de son côté, la main à la poche ?  » Sur le papier, souligne un fonctionnaire européen avec un sourire ironique, elle serait beaucoup plus généreuse que nous. Sur le papier.  »

Depuis 2003, l’Union et la Russie sont convenues de créer quatre  » espaces communs  » de coopération û économie, justice et libertés, sécurité extérieure, recherche et éducation. Depuis lors, le projet n’a guère avancé.  » Nos propositions sont sur la table, précise-t-on à la Commission, on attend que Moscou réagisse.  »

Au regard des richesses de son sous-sol, la Russie est l’un des principaux fournisseurs de l’Union en matières premières. Les deux tiers du pétrole et du gaz russes exportés le sont vers le bloc européen. C’est ainsi que Moscou réalise aujourd’hui 50 % de ses échanges commerciaux avec les Vingt-Cinq, contre 38 % avant l’élargissement. Autrement dit, l’Union est son premier partenaire économique. Jusqu’ici, la Russie est le seul grand pays resté à la porte de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), alors que la Chine elle-même, devenue membre en 2001, y avait été admise comme observatrice dès 1995. Depuis qu’il s’est installé au Kremlin, Vladimir Poutine a fait de l’adhésion à l’OMC l’une de ses priorités, conscient que la Russie ne pourra soutenir ses ambitions de puissance sans un afflux massif de capitaux étrangers qui lui permette de développer son économie. Tout pays candidat doit réunir un consensus parmi les Etats membres avant d’être agréé. Le protocole d’accord que la Russie a conclu le 21 mai avec l’Union européenne lève donc un obstacle de taille à son adhésion. Encore lui faudra-t-il négocier avec les Etats-Unis, la Chine, le Japon, le Canada, l’Australie û pour envisager, au mieux, de rejoindre l’organisation en 2006.

Pour venir à bout des différends entre la Russie et l’Union, il aura fallu  » six ans de négociations, 11 rencontres, plus d’une centaine de discussions téléphoniques, et d’innombrables tasses de café « , a rappelé Guerman Gref, ministre russe du Développement économique, l’£il battu par le manque de sommeil. Sans doute est-il moins rodé aux marathons nocturnes que Pascal Lamy, commissaire européen au Commerce. Fidèle à son habitude, la partie russe ne voulait rien lâcher, sinon des concessions minimales, peu compatibles avec les règles de la concurrence et l’ouverture des marchés qu’implique l’adhésion à l’OMC. Durant des mois, avec le soutien notable de Jacques Chirac, qui ne s’est guère soucié de saboter ainsi les efforts de la Commission, Vladimir Poutine a tempêté contre les  » demandes rigides et totalement infondées  » de l’UE. Infondées ? Le principal point de litige portait sur les prix de l’énergie. Vendu à perte sur le marché intérieur û procédé que la Commission assimile à des subventions déguisées û le gaz est facturé aux industriels russes l’équivalent de 27-28 dollars les 1 000 mètres cubes, soit près de cinq fois moins cher qu’aux acheteurs étrangers.  » On réclamait une hausse couvrant au moins les coûts de production plus une marge bénéficiaire « , explique Arancha Gonzalez, porte- parole chargée du commerce. En rechignant, Moscou s’est engagé à doubler les tarifs d’ici à 2010à

Pascal Lamy venait à peine de se prononcer sur la question que Sergueï Iastrjembski, conseiller présidentiel chargé des relations avec l’Union, se précipitait à l’antenne d’une radio de grande écoute pour y clamer qu’une augmentation ajustant les tarifs domestiques à ceux du marché mondial était  » totalement inacceptable « . Bel exemple de mauvaise foià

Les compagnies étrangères n’auront obtenu qu’un accès limité aux pipe-lines. Et Gazprom, le géant russe, conserve le monopole de l’exportation. Là-dessus, Moscou ne veut rien céder,  » non pour des raisons économiques, précise Françoise Thom, mais parce que le réseau des gazoducs et des oléoducs que contrôle la Russie représente le socle sur lequel elle veut bâtir son hégémonie en Europe « .

Les deux parties se sont disputées sur les droits exorbitants imposés aux compagnies européennes pour le survol de la Sibérie û ils devraient être révisés d’ici à 2013. Le monopole de Rostelekom sur les communications à longue distance devrait être levé vers 2007, et l’accès du marché russe, ouvert aux opérateurs étrangers. Tourisme, transport, services financiersà Moscou promet de libéraliser, mais sans vouloir s’engager plus avant.

Au terme du sommet, Vladimir Poutine, bon prince, a laissé entendre que la Russie û qui a jusqu’ici freiné des quatre fers û pourrait accélérer la ratification du protocole de Kyoto sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Ce geste en direction de l’Union n’a rien de gratuit. Donnant, donnant. Le quotidien Izvestia applaudit : voilà qui  » nous permet d’exiger de l’Union la défense des droits des minorités russophones [dans les Etats baltes], la simplification rapide des procédures de visa et le règlement de toutes les questions relatives à Kaliningrad « .

Diviser Londres, Paris et Berlin

Vladimir Poutine, depuis son premier mandat, a su utiliser à son profit  » la politique traditionnelle de la Russie, rappelle Françoise Thom, de mise en concurrence des Européens pour se gagner les faveurs de Moscou « . Elle a parfaitement fonctionné pour diviser Londres, Paris et Berlin. Et, lorsqu’il s’agit de contrer la Commission, peu suspecte de complaisance à l’égard de la Russie, rien de tel que l’ami Chirac ou l’ami Schröder pour aller £uvrer en faveur de ce cher Vladimir. Mais face à l’Union à 25, dont huit Etats membres ont une connaissance exhaustive des méthodes russo-soviétiques, le Kremlin risque d’avoir du fil à retordre.

Obsédée par ses aspirations au statut de puissance globale, la Russie de Poutine a subi avec amertume les élargissements successifs de l’Otan et de l’UE û qui officialisent sa propre perte d’influence. Satisfaits que les Etats-Unis s’embourbent en Irak, les faucons nationalistes proches du Kremlin, les gradés en tout genre issus des services secrets et des  » ministères de force  » (Défense, Intérieur), désormais installés à des postes de commande au sein de l’appareil d’Etat, songent avant tout à restaurer les prérogatives de Moscou dans l’espace ex-soviétique. L’accord à peine scellé avec les Européens, Poutine s’est rendu à Yalta pour activer la formation d’un  » marché commun  » entre la Russie, l’Ukraine, la Biélorussie et le Kazakhstan. Déjà, les Etats-Unis et l’Europe ont averti Kiev que sa participation à ce projet risque de compromettre ses perspectives d’intégration à l’UE et à l’OMC.

Le 11 mai, la Slovaquie expulsait un diplomate russe en poste à Bratislava  » pour activités incompatibles avec son statut  » û euphémisme en usage dans les chancelleries pour désigner l’espionnage. Peu avant de rejoindre l’Otan ou l’Union, les Etats baltes prenaient les devants. Là- dessus, des responsables du renseignement tchèque (BIS) témoignent d’une recrudescence d’activité des services russes en Europe centrale.  » Plus de la moitié des effectifs  » de l’ambassade russe à Prague travaillent pour le SVR, affirment-ils, autrement dit le service de renseignement extérieur û qui rend compte directement à Vladimir Poutine. Mais d’autres pays de l’Union ne sont pas à l’abri de ces pratiques.

Un jour de novembre 1999, Vladimir Poutine était en conversation avec Bill Clinton :  » Vous avez l’Amérique du Nord et celle du Sud, vous avez l’Afrique et l’Asie, lui fit-il observer. Vous pourriez au moins nous laisser l’Europe.  »

Sylvaine Pasquier

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Moscou utilise son réseau de pipe-lines pour ôbâtir son hégémonie en Europe »

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