L’Europe française, vraiment ?

A la fin du xviiie siècle, le premier signe de l’émergence du nationalisme qui allait embraser toute l’Europe fut l’exigence par les princes du continent de voir les livrets des opéras écrits en langue nationale et non plus, comme c’était le cas depuis des siècles, en italien. Un jour, de la même manière, les historiens diront peut-être que le retour du nationalisme au début du xxie siècle commença par l’exigence des dirigeants politiques de voir leurs entreprises privées rester sous pavillon national.

Qu’une entreprise se défende contre une OPA en cherchant un allié, rien de plus normal. Qu’une entreprise française trouve un partenaire français pour la sauver d’un mariage dont elle ne veut pas, rien de plus naturel. Et, de ce point de vue, l’opération Suez-GDF a été menée de main de maître. Mais qu’un Premier ministre réunisse deux chefs d’entreprise pour annoncer leur mariage alors que l’une d’entre elles est l’objet d’une OPA d’un groupe européen, cela se comprend beaucoup moins. Comment soutenir en effet que le gouvernement, en favorisant la fusion entre GDF et Suez, serait intervenu pour défendre la sécurité énergétique de l’Hexagone, alors que Suez ne produit de l’électricité qu’enà Belgique, où elle a acheté l’électricien national Electrabel ? Comment expliquer que, pour protéger la nationalité de Suez, le gouvernement français privatise une entreprise réellement stratégique, GDF, dont la contribution à l’indépendance énergétique du pays est, elle, majeure ? Que ferait la France si, demain, l’entité GDF-Suez était convoitée par une autre entreprise, américaine, indienne ou russe ? Et que ferait-elle si la BNL, banque italienne que la BNP française se propose de racheter, lançait une contre-OPA ?

La nationalité des entreprises est aujourd’hui de plus en plus illusoire. Et la plupart des prétendues grandes entreprises françaises ont leur siège social à l’étranger ; plus de la moitié de leur capital est entre des mains étrangères et l’essentiel de leurs dirigeants sont fiscalement résidents hors de l’Hexagone. Certains d’entre eux consacrent même une part de leur temps à dénigrer leur pays en dénonçant la difficulté d’y licencier et la lourdeur des charges et des impôts.

Pour défendre intelligemment le patrimoine économique national, il serait plus judicieux de faire naître des fonds d’investissement nationaux, privés ou publics ; de faire prendre par une entité publique une minorité de contrôle dans quelques entreprises privées absolument stratégiques (comme Total, Thales ou Alcatel, pour la France), d’aider les PME à exporter, de promouvoir des liens industriels et scientifiques entre secteur public et secteur privé, comme le font les Américains et les Japonais. Enfin, et surtout, de cesser de croire que l’Europe doit être exclusivement française et d’aider à ce que se constituent des groupes européens, partiellement propriété publique de l’Union européenne. Il faudrait encore pour cela que l’Europe soit dotée d’un semblant d’identité politique. Il n’en est rien : le continent n’a pas fini de payer la victoire du non aux référendums français et néerlandais sur le projet de Constitution. l

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