L’Europe en route vers l’empire

Dans son livre Le Déclin, l’historien David Engels compare la crise européenne avec la République romaine tardive avant la transformation du régime en empire, sous Auguste. Crise identitaire et désordres appellent, en effet, un pouvoir plus fort.

David Engels, retenez bien ce nom. Il a été l’un des plus jeunes professeurs d’université de Belgique lorsqu’il a été nommé, à 28 ans, titulaire de la chaire d’Histoire romaine de l’ULB, après avoir fait ses études à Aix-la-Chapelle. Pour ce germanophone érudit, l’Europe est une réalité vivante. Dans Le Déclin – La crise de l’Union européenne et la chute de la République romaine (Editions du Toucan), il pronostique que l’Europe deviendra un empire centralisé et technocratique, avec moins de démocratie, plus de stabilité et un retour à des valeurs traditionnelles, à l’instar du principat d’Auguste, le premier empereur romain après la chute d’une République romaine affaiblie, cosmopolite et désordonnée. Une thèse audacieuse, prenant le contrepied d’une idéalisation excessive de la  » construction européenne « .

Le Vif/L’Express : L’Union européenne a voulu faire table rase de ses racines antiques et chrétiennes au nom de valeurs universelles et abstraites. Une entreprise vouée à l’échec ?

David Engels : Au XIXe siècle, les idéaux universalistes avaient pu éveiller l’enthousiasme, pas seulement des élites, mais des foules. Aujourd’hui, après deux cent ans de démocratie, c’est le désenchantement. S’il s’agissait de construire un Etat universel qui, à la fin, réunirait aussi la Chine, l’Inde et les Etats-Unis, alors, oui, les idéaux universalistes seraient parfaits. Mais le projet d’unification européen est plus limité et doit à la fois motiver la solidarité et permettre de rejeter la candidature de pays dont on suppose qu’ils ne feront pas bon ménage avec l’Union européenne. Les seuls idéaux universalistes ne sont pas adaptés à cette entreprise particulière.

Qu’il s’agisse de l’individualisme contemporain, des migrations ou d’autres éléments de crise, l’Europe actuelle ressemble beaucoup à la République romaine finissante.

Il est presque impossible, en effet, de ne pas trouver de correspondance entre les deux époques. A Rome, au premier siècle avant notre ère, Cicéron se plaignait d’une perte de la mémoire historique et religieuse romaine au profit d’un cosmopolitisme hellénistique universaliste. D’où les nombreuses tentatives politiques de refonder l’Etat romain sur des bases traditionnelles, pour remplir le vide ressenti par la population et les élites. Cela a mené, sous le règne d’Auguste, à un pouvoir autoritaire et à la renaissance d’idéaux basés sur une culture traditionnelle ancestrale. Les migrations et la crise économique qui, selon l’Eurobaromètre, sont en tête des préoccupations des Européens s’amalgament avec une crise identitaire d’autant plus forte que les gens se sentent déchus socialement et économiquement. Très curieusement, et de façon perverse, l’immigration est l’un des éléments qui participeront vraisemblablement à construire une nouvelle identité européenne abandonnant l’universalisme au profit du traditionalisme. Le ressentiment envers les immigrés permet de se définir par rapport à un  » ennemi  » commun. C’est la raison pour laquelle le christianisme, longtemps absent de la construction européenne, pourrait refaire surface, ne serait-ce que pour représenter le  » nous  » qui s’oppose à  » eux « , généralement des musulmans.

Votre post-scriptum est celui d’un  » écrivain politique « . Vous faites de la politique-fiction ?

J’ai mis volontairement ce texte en italique, en avertissant le lecteur que ce qui allait suivre ne ressortait plus de ma compétence d’historien. A la lumière des douze éléments de crise que j’ai présentés, la Rome républicaine n’avait pas d’autre choix que de se transformer en un Etat autoritaire, traditionaliste, ne gardant qu’une façade républicaine. C’était, au fond, le moins mauvais compromis par rapport aux guerres civiles au cours desquelles les Romains avaient tenté de résoudre leurs problèmes, certes, de façon musclée mais toujours en se basant sur la lutte entre différents partis républicains. Le nouveau régime a été satisfaisant à la fois pour la population qui ressentait un vide démocratique et le besoin de faire entendre ses souhaits légitimes, et pour l’élite sénatoriale qui régnait de façon technocratique, très éloignée des citoyens, et qui a trouvé en son allégeance à l’empereur une façon de se légitimer démocratiquement, puisque le principat d’Auguste reposait sur une sorte de plébiscite perpétuel. Dans l’Europe actuelle, la population se plaint du manque de transparence et de participation au pouvoir face à une élite technocratique hautement qualifiée mais dépourvue de légitimité démocratique. De plus, il y a aujourd’hui un tel enchevêtrement d’entités économiques et démocratiques qu’il est devenu impossible, vu les différentes échéances électorales, de proposer des réformes et de s’y tenir pendant vingt ou trente ans, en sachant que les fruits ne seront récoltés que bien plus tard, d’où un besoin croissant d’un pouvoir fort et durable.

Vous ne semblez pas vous émouvoir outre mesure de la disparition programmée de la démocratie…

Si ! Les valeurs universalistes et l’idéal de la participation politique des masses qui s’y rattache sont tout à fait fabuleux, mais je les vois comme une étape d’une évolution morphologique prédéterminée, qui a caractérisé également les cultures chinoise, arabe ou indienne à un moment donné de leur Histoire. Car, tôt ou tard, ces valeurs se contredisent et s’annulent parce qu’elles ne s’expriment pas dans un vacuum politique, mais bien dans une situation de lutte permanente avec des ennemis extérieurs et intérieurs. Au fond, si nous sommes sincères, la démocratie que nous chérissons tant a déjà largement disparu depuis trente ou quarante ans, et le monde politique dans lequel nous vivons est déjà beaucoup plus proche de celui que je pronostique qu’on ose le reconnaître, c’est-à-dire un système technocratique qui n’est plus légitimé par le peuple et tend vers toujours plus de centralisme. On maintient seulement, pour des raisons idéologiques, une façade qui nuit de plus en plus à l’efficacité du système, et c’est cela qui crée le malaise et bloque la réforme fondamentale dont l’Europe aurait besoin.

L’alternative est simple : si l’Europe ne devient pas impériale, elle sera vassalisée…

Le continent est trop grand pour rester, à la manière de la Suisse, un petit îlot au milieu des Alpes à l’écart de l’Histoire. Certains, surtout dans les pays du Nord, souhaitent sa dissolution, parce qu’ils ne veulent plus payer pour le Sud, mais sauraient-ils résister seuls, avec leur démographie en chute libre, à des colosses économiques comme la Chine ? Je crois qu’il faut construire une Europe capable de s’opposer aux grandes puissances politiques émergentes, même si cela implique des étapes centralistes, protectionnistes et autarciques. On voit bien que ce qui constitue la grande force de l’économie américaine, totalement déficitaire par ailleurs, est la présence impériale des Etats-Unis partout dans le monde. Si nous ne voulons plus que l’on ose dévaluer les cotes des pays européens, il faudrait peut-être suivre cet exemple.

Ne craignez-vous pas d’être rangé dans la catégorie des nouveaux réactionnaires ?

Non, car c’est l’examen de la situation historique romaine et européenne qui m’a poussé vers certains constats, et non un préjugé politique. Le virage autoritaire que je prévois n’émane pas de ma volonté de le voir s’accomplir mais plutôt de la résignation à ce qui se fera, de toute manière, en dépit de ce que l’on peut souhaiter individuellement. A l’aube et au sommet d’une culture, le peuple, libre et indépendant, n’a jamais accepté l’autoritarisme. Les Romains se sont disputés pendant des siècles parce qu’aucune frange de la population ne tolérait que l’autre lui dicte sa conduite. Mais en bout de course, toute culture s’épuise, et il était inévitable qu’un jour, le dernier survivant de la compétition entre démagogues, dans ce cas Auguste, allait pouvoir prendre le pouvoir en promettant du pain et des jeux.

ENTRETIEN : MARIE-CÉCILE ROYEN

 » A l’aube et au sommet d’une culture, le peuple, libre et indépendant, n’a jamais accepté l’autoritarisme « 

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