L’Etat à la rescousse

L’intervention tous azimuts de la Réserve fédérale a permis d’éviter un krach bancaire. Mais l’économie américaine est loin d’être sauvée. Désormais, la solution relève des pouvoirs publics.

La scène se déroule le mercredi 19 mars, dans un salon privé de l’hôtel Four Seasons, à Paris. Invité d’honneur d’un colloque sur l’inflation organisé par la Deutsche Bank, Alan Greenspan, l’ancien patron de la Réserve fédérale (Fed) reconverti en conseiller de la banque allemande, prend la parole devant 300 participants. Très vite, il aborde le sujet du jour : la crise financière, la plus grave selon lui depuis la Seconde Guerre mondiale.  » Le pire n’est pas encore atteint « , pronostique le vieil homme, qui, en dépit de ses 82 ans, parle une heure sans notes. Au cours du déjeuner en petit comité, le gourou de la finance internationale se montre encore plus grinçant :  » Le miracle tient au fait que l’économie américaine aille toujours aussi bien !  » Et de poursuivre, devant les sourires un peu forcés de la quinzaine de convives :  » Il n’y a que dans les modèles mathématiques que l’on arrive à faire dégonfler les bulles avant qu’elles n’explosent.  » Ambiance… Mais l’ex-grand argentier se garde bien de porter un jugement sur son successeur, Ben Bernanke.

Dommage, car après plusieurs longs mois de tâtonnements, le nouvel homme fort de la Fed a déclenché, à la mi-mars, un tir d’artillerie lourde sans précédent pour calmer la panique bancaire. Baisse massive des taux d’intérêt, injection de 430 milliards de dollars dans un système financier asséché, sauvetage in extremis de Bear Stearns, la 5e banque d’investissement des Etats-Unis : le pompier fédéral a lancé ses Canadair sur tous les fronts. Discrètement, ses représentants ont aussi passé des coups de fil aux grands bankers de la planète. Avec un message clair :  » Nous nous chargeons d’éteindre l’incendie, à vous de remettre de l’huile dans le moteur.  » Du jamais-vu depuis la Grande Dépression des années 1930 ! La vénérable institution ne fait que renouer avec son passé : sa création, en 1913, constituait déjà une réponse à la panique bancaire de 1907. Le président Woodrow Wilson voulait alors doter le pays d’une  » Cour suprême des finances « , capable d’assurer la liquidité pour engendrer croissance et prospérité.

Un siècle plus tard, confrontés une nouvelle fois à l’irresponsabilité de Wall Street, les banquiers centraux prennent leur revanche. Il était temps : depuis l’éclatement de la crise des subprimes, la contagion a déjà fait des ravages. Parmi les petits propriétaires américains, d’abord, incapables de rembourser leurs traites – en 2008, le nombre de saisies va atteindre 2,2 millions de maisons. Parmi les banques américaines ensuite, plombées par 200 milliards de dollars de pertes, soit l’équivalent du revenu des Emirats arabes unis.  » Pour elles, le krach a déjà eu lieu, comme en témoigne l’écroulement des valeurs bancaires « , analyse Eugène Burghardt, responsable des activités de marchés de Deutsche Bank. Enfin, le fléau s’étend désormais à l’ensemble des acteurs financiers, paralysés par la perte de confiance généralisée. Dans ces conditions, la réaction dans l’urgence de la Fed a été salutaire.  » Elle a envoyé un signal très positif : on est passé très près d’une crise systémique « , estime le Belge Georges Ugeux, président de la banque d’affaires Galileo Global Advisors, à New York. Les marchés ont d’ailleurs bien accueilli l’interventionnisme de la Fed : Wall Street a redressé le nez, le dollar a repris de timides couleurs et les bulles spéculatives sur le pétrole ou l’or se sont légèrement dégonflées.

Greenspan a encouragé les apprentis sorciers

Bernanke a ainsi gagné ses galons de pompier en chef. Dans l’épisode Bear Stearns, son pragmatisme se compare d’ailleurs avantageusement aux atermoiements européens. En Grande-Bretagne, la Banque d’Angleterre a attendu février avant de se décider à nationaliser Northern Rock, la 5e banque du pays, sous perfusion depuis septembre 2007. En Allemagne, le dernier renflouement de la banque IKB, à hauteur de 450 millions d’euros, suscite d’interminables débats sur le rôle de l’Etat.

Pourtant, le président de la Fed a tardé à réagir, dans les premiers mois de la crise.  » Dès le mois d’août, il aurait fallu séparer les bonnes créances des mauvaises « , regrette Dominique Senequier, présidente du directoire d’Axa Private Equity.  » Ce n’est qu’à la fin 2007 que Bernanke a vraiment pris conscience de la gravité de la situation « , renchérit Anton Brender, chef économiste chez Dexia-AM. Le banquier central, ex-universitaire studieux, auteur d’une thèse sur la crise de 1929, s’est d’abord contenté d’appliquer, avec scrupule et modération, les recettes développées dans ses manuels : réductions de taux et injections de liquidités. Au cours de l’année 2007, il n’a ainsi baissé le taux directeur de la Fed que d’un point, de 5,25 % à 4,25 %. Il aura fallu attendre 2008 pour prendre des mesures plus drastiques et ramener ce taux à 2,25 %. Et les plus nostalgiques de regretter le charisme et la rapidité d’exécution de magic Greenspan…

La violence de la crise conduit cependant la communauté financière à réviser ses croyances les mieux ancrées. L’ancien oracle de Wall Street, qui dirigea la Fed de 1987 à 2006, est ainsi en passe de perdre son aura. Il porte, il est vrai, une large responsabilité dans le désastre actuel : le laxisme de sa politique monétaire n’a cessé d’alimenter les banques en liquidités bon marché. Et contribué ainsi à la formation de la bulle immobilière qui a éclaté l’été dernier.  » Cette politique était justifiée pour sortir de la crise Internet du début des années 2000, analyse Philippe d’Arvisenet, directeur des études économiques chez BNP Paribas. Mais beaucoup moins ensuite, lorsque la situation économique était au beau fixe.  » Entre 2000 et 2005, l’endettement des ménages américains, aiguillonné par les offres alléchantes des banques, a ainsi explosé, passant de 580 à 1 250 milliards de dollars. Autre grief :  » Greenspan a convaincu le pays que toute réglementation était un obstacle à la croissance « , rappelle un économiste. De quoi débrider l’imagination des apprentis sorciers de Wall Street – ceux-là mêmes qui ont fait disparaître des radars, depuis un an, des centaines de milliards de dollars de créances douteuses, pourtant bien réelles. Un endettement record alimenté par la planche à billets ; des Meccano financiers incontrôlés décuplant les effets des défauts de paiement : c’est ce cocktail détonant, concocté sous l’ère du maestro, qui a explosé l’été dernier au visage de la planète finance. Au final, tous les acteurs du western financier se sont discrédités. Les prêteurs immobiliers, d’abord, en accordant des crédits à des ménages sans ressources. Les banques, ensuite, qui ont échafaudé d’inextricables usines à gaz pour profiter à plein de l’abondance de liquidités.  » Tant que l’orchestre joue, il faut continuer à danser « , déclarait, en juillet dernier, Chuck Prince, ancien PDG de Citigroup, débarqué depuis. Les agences de notation, enfin : souvent rémunérées par ceux-là mêmes qu’elles devaient évaluer, elles ont manqué à leur devoir d’impartialité. Dans ce Far West aux allures de paysage désolé, les shérifs ont longtemps brillé par leur inertie.

Le plan de relance ne suffira pas à faire repartir la machine

Dernier rempart, la Fed a-t-elle aujourd’hui les moyens de sauver l’économie américaine ?  » La solution trouvée pour éviter à Bear Stearns de sombrer peut difficilement être reproduite. Or nous ne sommes pas du tout certains qu’il n’y aura pas un nouveau tsunami « , redoute un banquier à New York. Certes, le réveil de la Fed a permis d’éviter un krach. Mais les banques sont toujours très mal en point : les Citigroup, Lehman Brothers ou Bank of America ont déjà supprimé 34 000 emplois depuis le début de la crise ! Surtout, les stocks de maisons invendues et les crédits hypothécaires impayés plombent l’économie du pays. Or les prix immobiliers vacillent : ils devraient reculer cette année de 10 %, autant qu’en 2007… Déjà confrontés à la flambée du prix de l’essence, les foyers endettés de l’Indiana ou de Californie s’appauvrissent de jour en jour. Dans ce climat morose, de nombreuses voix réclament une intervention massive des pouvoirs publics. Car le plan de relance de 152 milliards de dollars, annoncé en janvier par la Maison-Blanche, ne suffira pas à faire repartir la machine.  » La prochaine étape serait la création d’un fonds public pour garantir les mauvais crédits des ménages « , analyse un expert à Washington. Brutalement, les crânes d’£uf du Trésor américain ont pris conscience qu’ils vont devoir faire payer les contribuables. Ce ne serait certes pas une première : dans les années 1990, ceux-ci avaient déjà été sollicités pour éponger la faillite des caisses d’épargne, à hauteur de 124 milliards de dollars. Mais la nouvelle facture pourrait être beaucoup plus élevée. Un sujet sensible à quelques mois de l’élection présidentielle, et longtemps éludé par les responsables américains.  » La crise des subprimes est largement maîtrisée « , expliquait doctement Henry Paulson, le secrétaire au Trésor, en… mars 2007 ! En décembre 1929, alors que les Etats-Unis entraient dans la Grande Dépression, Andrew Mellon, un de ses prédécesseurs, lançait déjà :  » Je ne vois rien dans la situation présente de menaçant ou qui incite au pessimisme : j’ai confiance dans un redémarrage de l’activité au printemps prochain.  » Un pronostic à méditer pour le futur président américain…

Eric Chol et Benjamin Masse-Stamberger

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