L’espoir de Titina

Avant la division, cette guide touristique vivait dans la partie turque de l’île. Elle qui s’est battue pour faire reconnaître son droit à  » rentrer chez elle  » veut croire que l’heure de la réconciliation est venue

De notre envoyé spécial

Titina Loizidou a des souvenirs que le temps n’éteint pas : un jardin d’oliviers, un sourire doux et triste. Elle est mince, droite, aimable et sérieuse, entourée de photos d’êtres chers, posées dans des cadres d’argent sur les meubles d’une grande maison claire, non loin du centre de Nicosie. Une maison qu’elle aime, mais qui n’est pas  » sa  » maison, cependant, pas celle qui peuple ses nostalgies, pour laquelle elle s’est battue toute sa vie. Celle-là se situe à Kyrinia,  » une ville avec un port, d’une remarquable beauté « , dit-elle. Elle est de l’autre côté de la  » ligne verte  » qui sépare Chypre en deux entités distinctes depuis l’invasion turque du nord de l’île en 1974. Titina sort de chez elle et nous conduit à l’un des points de passage ouverts depuis avril 2003,  » Agios Dometios Check Point « . Elle désigne, au-delà des postes militaires, de la zone tampon que patrouillent des soldats de l’ONU, au-delà des immeubles de Nicosie divisée, l’horizon des montagnes et cet immense drapeau de la partie turque de l’île peint sur le flanc de l’une d’elles.  » Nous trouvons cela offensant.  » Kyrinia est derrière ces sommets, au bord de la mer.  » Un voyage d’un quart d’heure en voiture, et pourtant cela me semble loin.  » Alors que, depuis près d’un an, elle aurait pu le faire, elle n’a pas voulu revoir la demeure de sa jeunesse, qu’elle sait occupée par des travailleurs migrants venus de Turquie.  » Le moment n’est pas encore venu.  » Il viendra bientôt, peut-être. Chypre, en ce mois de mars 2004, est sur le point de décider de son nouveau destin, et Titina espère que l’avenir û mais le croit-elle ? û ressemblera au passé de son enfance, quand communautés grecque et turque de Kyrinia vivaient en bon voisinage.

La république de Chypre, c’est-à-dire la partie grecque de l’île (625 000 habitants sur 60 % du territoire), seule reconnue internationalement (en 1983, la  » République turque de Chypre du Nord  » s’est autoproclamée et n’est reconnue que par la Turquie), va officiellement rejoindre l’Union européenne le 1er mai prochain. Les Chypriotes turcs (185 000 personnes, en moyenne trois fois moins riches que les grecs) semblent, dans leur grande majorité, vouloir se joindre à elle. L’Europe (et avec elle la Turquie, qui veut aussi entrer dans l’Union), les Etats-Unis et l’ONU y voient l’occasion d’en finir avec la division et ce mur qui en rappelle un autre, à Berlin, dont la chute a changé le cours de l’Histoire. Kofi Annan, secrétaire général des Nations unies, a soumis un plan de réunification aux deux parties et, si celles-ci ne parviennent pas à s’entendre, il remplira alors lui-même les  » blancs  » du texte et le soumettra, le 21 avril, par référendum à tous les Chypriotes. Si les peuples l’approuvent, la vieille maison de Kyrinia redeviendra toute proche. Mais Titina la reconnaîtra-t-elle ? Et retrouvera-t-elle, trente ans plus tard, par-delà sa maison, le pays qu’elle porte dans son c£ur ?

Cette femme est une combattante de la paix, et dans son regard sombre se lit la fierté d’avoir gagné une longue bataille avec les armes du droit face à la force brute. Elle l’a livrée depuis le jour de 1974 quand, jeune mariée à Nicosie où elle vivait depuis deux ans, enceinte de son premier enfant, elle comprit qu’elle ne pourrait jamais plus revenir chez les siens, dans sa maison de famille, qui fut celle de son grand-père, le Dr Spyros Charalambides û un médecin grec connu et respecté, qui parlait et écrivait le turc et soignait les malades des deux communautés û puis celle de son père, Xanthos Charalambides, médecin également ( » lui, il parlait turc mais ne l’écrivait pas « ). Sa vie, comme celles de tant de Chypriotes, grecs et turcs, disparus ou déplacés, a alors basculé.  » Ce fut comme si un morceau de moi-même avait été coupé.  » En 1975, un an après l’invasion, elle forme une association, Women Walk Home (l’anglais, dans cette ancienne colonie britannique, est volontiers utilisé). Celle-ci organise quatre grandes marches, réunissant plusieurs milliers de femmes vers un nord désormais inaccessible, pour affirmer leur droit de  » rentrer chez elles  » et d’y vivre en paix.  » C’était, dit Titina, notre manière de refuser la division de l’île.  » La première marche, en 1975, est stoppée, sans violence, par les forces de l’ONU. Les deux suivantes, organisées en 1988, sont arrêtées, également sans heurts, par les troupes turques. La dernière, en mars 1989, se solde par plusieurs arrestations. Titina fait partie des femmes retenues quelques heures par les soldats turcs et elle décide alors de porter plainte contre la Turquie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, à Strasbourg, l’accusant de la priver de son droit fondamental à jouir en paix de sa propriété. Sa plainte est jugée recevable en 1993. La Turquie émet alors des objections dégageant sa responsabilité, lesquelles sont balayées par la Cour, à travers trois décisions. Les deux premières, en 1995 et 1996, rejettent les objections de la Turquie et considèrent celle-ci seule responsable, en tant que puissance occupante, de la privation de jouissance dont a été victime Titina Loizidou. La troisième, en juillet 1998, condamne Ankara à lui payer des dommages et intérêts. Le gouvernement turc attendra décembre 2003 pour exécuter la sentence, après avoir argué qu’il s’agissait d’un problème qui devrait être réglé dans le cadre d’un règlement global de la question chypriote.

La victoire de Titina, guide touristique devenue soudain une grande figure de la nation, est évidemment fondamentale pour les droits humains et le droit international, parce qu’elle réaffirme le caractère inaliénable de la propriété privée, la responsabilité de la Turquie dans les affaires du nord de Chypre et qu’elle dénie enfin toute existence légale au gouvernement chypriote turc. Mais elle est déjà obsolète, dépassée par le train de l’Histoire, qui soudain s’accélère. Et, à l’heure d’une éventuelle réconciliation, Titina Loizidou exprime un optimisme hésitant parce qu’elle sait bien qu’un compromis élaboré dans l’urgence consacrera sans doute quelques injustices passées.  » Pourtant, nous devons sauter le pas. Il en va non pas de notre avenir, mais de celui de la génération de mes enfants. Notre destin est de vivre ensemble.  » Elle se prépare à cette nouvelle époque.  » Après mon grand-père et mon père, à mon tour, dit-elle en souriant, j’apprends le turc.  »

La semaine prochaine : les Tchèques

Michel Faure

ôNous devons sauter le pas. Notre destin est de vivre ensemble »

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