L’espion qui venait du chaud

Son grand-père, chercheur israélien, livra des secrets au KGB : le chef de file des communistes parisiens, Ian Brossat, l’un des bras droits de la maire Anne Hidalgo, raconte dans un livre ce personnage digne de John le Carré et son combat, hier, pour le faire libérer.

L’été, certains en France partent en vacances chez leurs grands- parents en Auvergne ou à Bormes-les-Mimosas. Ian Brossat, lui, rendait visite à son grand-père dans un hôpital perdu à une soixantaine de kilomètres de Tel-Aviv, en Israël.  » On prenait un car surchauffé, on s’arrêtait bizarrement toujours une station trop tôt et on marchait jusqu’à l’hôpital, se souvient celui qui avait alors 5 ans et qui est aujourd’hui l’adjoint au logement d’Anne Hidalgo à la mairie de Paris. C’était un hôpital gardé par des chiens, avec une tour dotée d’un haut-parleur. Je voyais mon grand-père dans un jardin à l’herbe pelée et un infirmier restait toujours à proximité. Dans la cour, il y avait aussi une petite ménagerie, avec un âne, des paons, des poussins. Je trouvais un peu étrange que dans ce pays on installe des zoos dans les hôpitaux, mais bon…  »

Et puis un beau jour, alors qu’il a 6 ans, Sylvia, sa mère lui révèle un grand secret :  » Ton grand-père n’est pas dans un hôpital. Il est dans une prison.  » La prison ultrasécurisée d’Ashkelon. Avec son mirador, ses chiens policiers, ses matons, son zoo et son arrêt de bus que l’on préfère éviter par honte.  » Saba « , son grand-père, Marcus Klingberg pour l’état civil, y purge une peine de vingt ans pour espionnage. Il est le plus grand agent du KGB à avoir jamais sévi en Israël. Directeur adjoint d’un institut menant des recherches sur les armes chimiques et bactériologiques, il a transmis pendant près de trente ans des informations à des officiers soviétiques en pleine guerre froide. Trente ans plus tard, son petit-fils, communiste comme lui, ne s’est toujours pas remis du choc de cette révélation. Il a décidé de raconter son long combat pour faire libérer ce grand-père hors norme dans un livre émouvant, tout simplement intitulé L’Espion et l’enfant (Flammarion, sortie le 2 mars), dont il révèle le contenu en avant-première au Vif/ L’Express.

 » Grande guerre patriotique  »

 » Pour moi, mon grand-père reste un héros « , confie le chef de file des communistes parisiens dans son vaste bureau de l’hôtel de ville. Un héros ? Un homme dont la vie aura épousé le cours tragique du XXe siècle, en tout cas. Né en 1918 dans une famille pauvre de rabbins, à Varsovie, Marcus Klingberg est étudiant en médecine quand les Allemands envahissent la Pologne.  » Quitte le pays !  » lui ordonne son père, bien conscient que les nazis ne feront pas de quartier. Le voilà donc qui arrive en Biélorussie. Le 22 juin 1941, l’Allemagne envahit la Russie. Le jour même, il s’engage dans les rangs soviétiques.  » L’Armée rouge m’a accueilli à bras ouverts « , raconte-t-il dans Le Dernier Espion (éd. Nouveau Monde), son autobiographie.

La  » Grande Guerre patriotique  » sera le tournant de sa vie. Il réchappe des bombardements, de la faim, du froid. On le nomme épidémiologiste en chef de la république de Biélorussie. Il a tout juste 25 ans et participe à des réunions avec le n° 2 du régime, Molotov.  » On ne comprend rien à l’histoire de mon grand-père si l’on ne saisit pas que les Soviétiques lui ont offert une ascension sociale fulgurante. Il était très sensible aux titres et aux honneurs « , commente Ian Brossat.

Le code des rendez-vous secrets ? Un cercle blanc tracé à la craie

Quand il rentre chez lui, en Pologne, à la fin de la guerre, c’est pour découvrir que toute sa famille a péri à Treblinka. Il est seul, un peu idéaliste, épris d’aventure, envisage de s’engager au côté de Mao ou en Ethiopie. Finalement, marié à Wanda, une femme au caractère bien trempé rescapée du ghetto de Varsovie, ce sera d’abord la Suède, puis, en 1948, Israël. La traversée de la Méditerranée, avec une enfant de 2 ans – Sylvia, la mère de Ian -, est épouvantable. A l’arrivée, les douaniers les aspergent de DDT. Bienvenue en Terre promise.

Le couple s’installe à Jaffa. Marcus est rapidement promu lieutenant-colonel et devient bientôt directeur adjoint scientifique de l’Institut de recherche biologique de Ness Ziona, un centre ultrasecret, où l’Etat d’Israël expérimente des armes chimiques et bactériologiques. Colloques internationaux, réunions avec les dignitaires israéliens (Ben Gourion ou Moshe Dayan, avec lequel les relations sont glaciales), vie confortable, Marcus Klingberg coule des jours heureux.

Jusqu’à ce coup de téléphone d’un certain Victor, un beau jour de 1950. L’homme a l’accent russe et souhaite le rencontrer. Le camarade Victor est attaché à l’ambassade d’Union soviétique, sympathique, peu avare de compliments, très curieux des activités de Marcus et préfère que leurs premiers rendez-vous se déroulent à l’abri dans sa voiture, qui roule au hasard des ruelles de Jaffa.  » Je crois que c’est à la troisième rencontre que j’ai fini par comprendre « , écrit Klingberg dans son autobiographie. Il était temps.

Dès lors, l’épidémiologiste va transmettre des informations secrètes au  » Centre  » – comprendre le KGB. Chaque matin et soir que Dieu fait, il passe devant un mur de béton de la rue Herzl : si Victor y a tracé un cercle blanc à la craie, Marcus doit y ajouter une croix à l’intérieur pour confirmer le rendez-vous (technique que l’on retrouve aujourd’hui dans l’excellente série israélienne Hatufim). Ils se rejoignent alors dans une arrière-salle de l’église orthodoxe russe d’Abou Kabir. Une table est dressée au centre. Au menu : harengs fumés, saucisses, vodka et documents confidentiels qui changent de main. Marcus refusera tous les gadgets  » jamesbondiens  » que Victor essaiera de lui refiler – appareils photo camouflés, microfilms, etc. Il photographie tout avec son vieux Kodak.

Son épouse, sa complice

 » Il a aussi décliné toute forme de rémunération, affirme Ian Brossat. S’il a agi comme cela, c’est par conviction idéologique. Il était éternellement reconnaissant au pays qui l’avait sauvé pendant la guerre. Le jour de la mort de Staline, en 1953, il a pleuré. Plus tard, il n’a pas réussi à croire que ce que disait le rapport Khrouchtchev était vrai.  » Marcus finit même par mettre Wanda, son épouse, dans la confidence. Elle se fera sa complice. Elle-même chercheuse, elle vole dans un congélateur de l’institut Ness Ziona un tube à essai contenant une bactérie extrêmement virulente et la place dans un petit récipient métallique que lui a donné Victor. Elle sort comme si de rien n’était et se rend à l’église orthodoxe, où l’officier du KGB récupère l’éprouvette.  » Mes grands-parents étaient totalement en phase politiquement « , commente sobrement Ian Brossat.

Un jour de l’été 1958, nouveau cercle blanc sur le mur de la rue Herzl. Le lendemain soir, une voiture emmène Marcus et Wanda dans l’annexe de l’église orthodoxe. Ils s’assoient et Victor se fait soudain solennel :  » Camarade Klingberg, en raison de votre engagement au côté de l’Union des républiques socialistes soviétiques, le camarade Ivan Alexandrovitch Serov, chef du KGB et bras droit de Khrouchtchev, m’a demandé de vous décorer de l’ordre du Drapeau rouge du travail.  » Et de lui épingler la médaille sur la chemise. Avant de la lui reprendre à la fin du rendez-vous pour des raisons de sécurité. C’est peut-être le plus beau jour de sa vie. Wanda, elle, a droit ce jour-là à un affreux collier en or, qu’elle s’empresse de revendre.

Comme les histoires d’amour, les affaires d’espionnage finissent mal, en général. Le Shin Beth, les services de sécurité israéliens, commence à nourrir des soupçons. Convocations, interrogatoires, détecteur de mensonge. Il s’en sort une première fois. Puis une deuxième. Essaie de prendre ses distances avec ses officiers soviétiques, qui viennent le relancer jusqu’à son domicile. Tout va basculer le 19 janvier 1983. Arrêté par le Shin Beth, interrogé sans relâche. Le chercheur-espion nie. Au quatrième jour, ses interlocuteurs lui glissent, menaçants :  » Attention, n’oubliez pas que vous avez une fille et un petit-fils…  » Commentaire en 2016 du petit-fils en question :  » Je crois qu’il a vraiment eu peur qu’il nous arrive quelque chose.  » Alors, à bout de forces, l’espion Marcus Klingberg craque :  » Oui, c’est vrai, messieurs, j’ai été un agent du KGB.  »

Il a failli être échangé contre des espions américains en 1989

L’affaire Klingberg restera secrète pendant dix ans. Interrogatoires. Tentative de suicide de Wanda. Procès à huis clos. Marcus est condamné à vingt ans de prison. Il a 65 ans. Son petit-fils, Ian, lui, a 4 ans. C’est l’époque où il découvre l' » hôpital-zoo  » d’Ashkelon.  » Ce que j’ai toujours trouvé très touchant chez mon grand-père, c’est qu’il a tenu à faire comme si nous étions une famille tout à fait normale, raconte-t-il. Quand je le voyais en prison, il me posait des questions sur mon école, mes amis, m’encourageait à avoir de bonnes notes.  » Sur ce plan, Saba ne sera pas déçu : son petit Ian va enchaîner un bac mention très bien, des études à l’Ecole normale supérieure de Paris et une agrégation de lettres modernes. On fait pire. Il adhérera même au Parti communiste sept ans après la chute du mur de Berlin !

Lors de leurs voyages à Tel-Aviv, sa mère fait tout pour obtenir la libération de Marcus. Visites à des députés de la Knesset, consultations d’avocats, mobilisation d’intellectuels. L’Etat hébreu, vexé d’avoir été berné, demeure inflexible. Pourtant, en mai 1989, une solution semble se dessiner : Marcus Klingberg pourrait être échangé contre des espions américains détenus en Union soviétique. On demande à Wanda de préparer la valise de Saba.  » Je me souviens très bien avoir vu cette fameuse valise « , raconte Ian Brossat. Au dernier moment, les négociations capotent. Six mois plus tard, le mur de Berlin tombe. Exit les espoirs de bons vieux échanges d’espions à la John le Carré.

La politique dans les gènes

 » Nous avons alors pensé qu’il fallait porter le débat sur la place publique « , poursuit Ian Brossat, qui a grandi dans un milieu ultrapolitisé.

Dans les années 1990, des personnalités comme Pierre Bourdieu, Jean-Luc Mélenchon ou Gilles Deleuze signent une pétition réclamant la libération de Marcus Klingberg. Les dignitaires israéliens qu’il rencontre sont touchés par la fougue de l’adolescent Ian Brossat qui vient plaider la cause de son grand-père emprisonné. Il faudra attendre 1998 pour que l’ancien espion sorte de prison, mais il demeure assigné à résidence dans son appartement. Et cinq ans de tracas administratifs en plus pour qu’enfin il puisse s’envoler vers la France. Vers sa fille, Sylvia, et son petit-fils, Ian. Veuf, il s’installe dans un 30-mètres carrés du côté du jardin du Luxembourg, à Paris, où il termine son autobiographie, pianote sur Internet et lit des romans de John le Carré. La télévision russe est allumée douze heures par jour.

Chaque dimanche, comme dans une  » vraie famille « , Sylvia et Ian déjeunent avec lui. Les sujets de conversation ne manquent pas. Surtout depuis que Ian a pris sa carte du PCF.  » C’est une forme de fidélité familiale, sans doute, concède-t-il. Je ne voulais pas militer dans un groupuscule, je veux participer aux institutions. Mon grand-père était fier de moi, même si, à la fin de sa vie, il penchait plutôt du côté de Poutine.  »

Sait-il aujourd’hui enfin exactement quelles recherches  » Marcus  » effectuait dans son mystérieux institut israélien ?  » Mon grand-père m’a toujours dit que, s’il nous en parlait, on finirait par nous retrouver dans le coffre d’une voiture. C’était trop sensible. Alors j’ai décidé de ne plus me poser cette question.  »

L' » espion qui venait du chaud  » finit par s’éteindre, le 30 novembre 2015, à l’âge de 97 ans, emportant avec lui ses brûlants secrets. L’ancien agent du KGB a été incinéré au Père-Lachaise, à Paris, cette ville dont son petit-fils est l’un des rares élus communistes.

L’Espion et l’enfant, par Ian Brossat. Flammarion, 236 p. Sortie le 2 mars.

Par Jérôme Dupuis

Au menu : harengs fumés, saucisses, vodka et documents confidentiels.

Ses interlocuteurs lui glissent, menaçants :  » Attention, n’oubliez pas que vous avez une fille et un petit-fils…  »

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