Les voyous maîtres de la rue

Commissariat brûlé. Etudiants rackettés, intimidés, chassés. Policiers trop peu nombreux… Le crime avance ? L’Etat recule ! Une zone de non-droit véritable se crée. Alors, pour éviter le pire, la Haute Ecole Isib quitte tout simplement Anderlecht. Très symbolique. Du jamais-vu.

Depuis 2005, François Debast dirige l’Isib (Institut supérieur industriel de Bruxelles), né en 1977 de la fusion de l’Ecole de technique supérieure (rue des Goujons, à Anderlecht) et de l’Ecole nucléaire (rue Royale, à Bruxelles). Cet ingénieur de 53 ans mène donc quelque 350 étudiants d’une vingtaine de nationalités différentes au bout d’études (des masters en cinq ans) qui conduiront bon nombre d’entre eux vers la recherche. Jusque-là, rien d’anormal. Mais la suite est stupéfiante. Et permet de comprendre quels sont les enjeux – vécus – de cette insécurité revenue à l’actualité dans la capitale. Et singulièrement à Anderlecht.

 » Le phénomène, car plus que d’un fait divers il s’agit d’un phénomène de société, est apparu brusquement après l’incendie criminel du proche commissariat de police, au rez-de-chaussée de la maison communale d’Anderlecht. C’était le 21 novembre dernier « , se souvient François Debast – qui a décidé de parler dans l’espoir d’une prise de conscience, hors ses murs.

 » Les cocktails Molotov n’ont pas laissé grand-chose en état et ce commissariat a été délocalisé de l’autre côté de la gare du Midi. Dès ce moment, les mouvements policiers fréquents n’ont plus eu cours dans le quartier. En quelques jours, les voies d’accès principales des étudiants, qui arrivent en majorité de la station de métro Clemenceau et de la gare du Midi, à pied, sont tombées aux mains de malfrats « , deux ou trois d’abord, bien davantage par la suite. Et, si le quartier n’est a priori ni inquiétant ni insalubre, une zone de non-droit s’y est établie.

 » Ce n’est pas innocent « , estime le directeur,  » l’incendie, c’était une man£uvre. La vague d’agressions des étudiants, rackettés au cutter, a débuté peu après. La fréquence est allée de 2 à 12 agressions par semaine. Une fois, il y a eu 8 plaintes en un jour ! Parfois, les agresseurs ont tendu de véritables souricières aux victimes. Dans un cas, l’un d’eux a tenté de donner un coup de couteau au ventre à un étudiant, qui n’a été sauvé que par le bras d’un copain. L’un des étudiants a été agressé 3 fois. Et, lors de la dernière agression, la victime a été sévèrement frappée à la tête ! « 

Racisme ?

Voilà pour le constat de base. Il y en a d’autres à poser :  » On leur vole ainsi un GSM, un iPod au maximum ou les 5 euros qu’ils ont sur eux. Mais un étudiant n’ayant plus rien de cela sur lui, car il avait déjà été agressé, s’est vu voler ses lunettes de lecture, un matin à 7 h 45. Un agresseur ne peut vivre avec une paire de lunettes invendable… Plus que du racket, c’est de l’intimidation. Il y a d’ailleurs eu de fréquentes menaces, dans le genre : « On sait qui tu es, on reviendra. » « .

Dans quel but ? Difficile à dire. Cependant,  » on doit bien constater que presque tous les étudiants attaqués étaient d’apparence européenne. Il faut avoir l’honnêteté de le dire « , explique François Debast. D’après les plaintes des victimes, les premiers voyous étaient d’apparence maghrébine. Ensuite, une bande formée d’une douzaine de personnes d’apparence africaine a aussi occupé le terrain.

Racisme ?  » En tout cas pas à l’Isib, où il y a logiquement une majorité d’étudiants belges, mais également beaucoup d’étrangers, venus notamment du Maghreb ou du reste de l’Afrique. C’est d’ailleurs une chance d’avoir cette diversité, cette richesse : ils échangent, apprennent à se connaître, à ouvrir leurs yeux sur les autres cultures grâce à la vie estudiantine.  » Mais ils sont donc discriminés par les agresseurs.  » Tous nos étudiants trouvent cela scandaleux, qu’ils soient maghrébins, africains, belges, bulgares, brésiliens ou que sais-je. C’est leur copain qui a été agressé, ils ne font pas de différence. Ainsi, ils me disent n’être par exemple pas du tout d’accord avec la « logique » qui veut, pour certains à l’extérieur, qu’il serait moins grave d’agresser un non-musulman qu’un musulman. Quant à l’Isib, pas de racisme, vraiment : c’est la solidarité qui prévaut. Ainsi, des Africains et des Maghrébins réfléchissaient, depuis peu, à la possibilité d’accompagner leurs amis venus d’autres horizons lors des déplacements, afin de leur servir de « paratonnerre », d’empêcher les agressions. « 

 » Mais cette solidarité présente également une face moins flatteuse « , concède le directeur.  » A force de serrer les rangs, les étudiants ont évoqué l’éventualité de se défendre eux-mêmes, de s’armer, voire de créer une cellule de représailles.  » Ils en viendraient donc, face aux carences de l’Etat de droit, à de l’autodéfense, elle-même caractéristique de la négation du droit ?  » On l’a empêché. S’il y a une grosse faille à l’extérieur, pas question qu’il en aille de même au sein de l’institution. Nous ne laissons pas disparaître cette notion d’Etat de droit. Nous pouvons organiser des mesures de protection des étudiants, mais seulement cela et seulement en attendant un retour à la normale. Je ne suis ni policier, ni magistrat, ni membre du parquet. « 

Violence et anxiété

Finalement, après des dizaines d’agressions et autant de plaintes, après douze semaines de violence et d’anxiété subies sans qu’une seule arrestation ait pu être exercée, François Debast décide que la coupe est pleine. Certes, il loue les efforts réels de la commune d’Anderlecht et ceux de la police locale. Mais comme rien n’y fait, comme l’Etat belge semble impuissant et parce qu’il est inquiet pour la sécurité de ses  » jeunes « , l’Isib déménage dans la semaine du 25 janvier, rapatriant l’essentiel des cours donnés à Anderlecht vers la rue Royale. Où l’inconfort, dû au manque de place, se révéle très grand.

Toutefois, des travaux de laboratoire devront encore être effectués à Anderlecht. Mais les étudiants se déplaceront selon des horaires modulaires – donc variés – par groupes de 20 ou 30, et non plus de façon isolée.  » C’est calculé. Il est moins aisé d’attaquer des groupes, de surcroît aux horaires variés. Et, s’il y a escalade, les agresseurs devront être plus nombreux et seront donc plus visibles. Il sera plus facile d’intervenir, pour la police « , déclare François Debast.

Qui livre, ce faisant, une étrange vérité : à Bruxelles, capitale de la Belgique, de l’Europe et de la Flandre, un directeur d’école doit désormais organiser les cours en fonction de la sécurité des étudiants et d’une stratégie de défense.  » On se croirait au Far West « , concède-t-il même si, par hasard et quasi en même temps, deux des racketteurs étaient arrêtés (et l’un d’eux relâché par manque de place en IPPJ).  » Il faut restaurer cet Etat de droit pour que des étudiants puissent aller normalement d’un transport en commun vers leur école. C’est un minimum.  » De fait.

ROLAND PLANCHAR

les étudiants se déplaceront en groupe, et selon des horaires variés » on leur vole un gsm, un ipod ou les 5 euros qu’ils ont sur eux « 

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