Les vieux amis

Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Sur African Flashback, trois jazzmen baroudeurs croisent les remarquables photos prises par Guy Le Querrec tout au long de trente années de voyages sur le continent noir

CD de Romano-Sclavis-Texier-Le Querrec African Flashback chez Label Bleu/Bang !.

Ce n’est pas un disque ni un objet comme les autres. Pour leur troisième aventure africaine commune, Aldo Romano (batterie, guitare), Louis Sclavis (clarinette, saxophone soprano) et Henri Texier (contrebasse) organisent la partition avec leur complice Guy Le Querrec, photographe talentueux de la maison Magnum (pléonasme). Crachant tous les feux, l’album est un manifeste d’Afrique-attitude inspiré par les photos noir et blanc puisées  » au pays des archives  » de Le Querrec. Plus de trente années passées dans les marchés de la mémoire qui lient le Maroc à Bamako, le fleuve Congo à Cansado (Mauritanie), reliant le présent aux ombres persistantes du passé.

Le griot des voyages

La résultante pulse dans les grandes lignes, faisant rougir le sax jusqu’à la braise du free-jazz ( African Panther 69) ou s’apaisant dans une oasis mélodique, là où le fleuve du temps s’épuise tranquillement ( Fô lion). L’architecture musicale ne copie pas le mouvement des images de Le Querrec, mais se perpétue en double infidèle, dépassant ci et là les intentions photographiques dans des mimétismes musicaux perpendiculaires. Henri Texier :  » La fabrication du disque a été un plaisir et une entreprise construite au fur et à mesure. Chaque musicien est arrivé avec des compositions inspirées de Guy Le Querrec sans avoir consulté les autres : on a posé tout cela au milieu du studio sur une table et on s’est mis à bâtir l’édifice en quatre jours de pistes d’improvisation collective, ce qui tombe bien avec l’Afrique…  » Guy Le Querrec :  » Le réel est ma partition : avec les musiciens de jazz, je crois qu’on a en commun l’urgence, l’aléatoire, la précarité, l’instabilité et, justement, l’improvisation. La différence, c’est que les musiciens emmagasinent des choses, moi, je suis dans l’obligation de saisir l’instant. Je suis un peu le griot de leurs voyages.  »

Sources de la musique, les photos de Le Querrec coulent à pleine force : même lorsqu’elles peuvent se ranger au rayon de la mélancolie et du dépouillement, elles traduisent l’exigence cruelle de l’Afrique. Dans une bouillante ordonnance du réel, l’espace jazz se dessine à l’unisson de la narration : le même morceau ( Look the Lobis) pouvant sans problème varier vitesse et débit sur une très courte échelle de temps. Nil gonflé de décibels à un endroit, maigre ruisseau de notes délavées à un autre. Texier :  » La préhension physique est essentielle. Lorsque j’ai vu les photos du Maghreb prises par Guy, j’ai pensé à une rythmique que j’avais entendue dans ce coin-là, la mélodie se plaçant assez haut, comme un chant, un appel, serein, doux et sensuel. Ce qui, soit dit en passant, contredit l’image « infernale »donnée ces derniers temps dans les cités.  »

Le disque n’est pas seulement la traduction de l’incroyable photogénie de l’Afrique, la beauté insensée qu’on y trouve – dans le regard et l’élégance des femmes, par exemple -, il devient une sorte de leçon d’histoire qui fait ricochet sur le travail des images. Incidemment, il suit la trace de cette fameuse  » Françafrique  » toujours vivante malgré les dénis de recolonisation économique. Dans le beau livret de photos qui accompagne le disque, il y a, face à face, Pompidou sur une chaise à porteurs au Gabon et (le futur) empereur Jean-Bedel Bokassa paradant au douzième anniversaire de l’  » indépendance  » centrafricaine. Cette dialectique visuelle qui oppose deux versions du chef se retrouve aussi dans la musique. Texier :  » J’ai envie de refléter non pas les échanges quasi idylliques mais, au contraire, ceux qui ont fait beaucoup de dégâts : je pense à la plus longue et meurtrière guerre coloniale de l’histoire humaine, la guerre d’Algérie. Ce qui, dans ce disque, alimente nombre de parenthèses agressives.  » Ce que Le Querrec, à son tour, qualifie d’  » images réelles qui devraient remplacer les images virtuelles « . Histoire de dire une autre vérité, une autre émotion.

Philippe Cornet

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