Les versets poétiques

Le Turc Nedim Gürsel, en délicatesse avec les dévots, livre une superbe fable sur l’avènement de Mahomet. Entre souvenirs d’enfance et contes préislamiques.

Il y avait Salman Rushdie, Taslima Nasreen, Orhan Pamuk. Et il y a maintenant Nedim Gürsel, accusé de blasphème en mai dernier par la justice turque – et heureusement acquitté, au terme d’un procès assez surréaliste dans un pays qui prétend vouloir rejoindre l’Union européenne. Ce que les juges reprochaient à Gürsel, c’est d’avoir  » dénigré les valeurs religieuses  » dans un roman qui vient d’être traduit en français, Les Filles d’Allah. Réponse de l’intéressé :  » Mon délit est d’avoir parlé d’une manière allégorique de la naissance de l’islam, en respectant la foi des musulmans et en m’accordant la liberté d’interroger toute forme de croyance religieuse.  » En refermant son roman, on ne peut que souscrire aux propos de Gürsel, qui consacre de superbes pages au Coran et aux légendes qu’il charrie, sans la moindre calomnie, même si son héros – et c’est son droit le plus légitime – dit avoir  » oublié les prières de son enfance « .

Né en 1951 en Turquie, aujourd’hui installé à Paris – il est directeur de recherche au CNRS et enseignant – Gürsel n’en est pas à ses premiers démêlés avec les dirigeants de sa patrie. En 1981, son Long été à Istanbul fut censuré sous prétexte d' » offense aux forces armées  » et, cinq ans plus tard, La Première Femme fut à son tour interdit pour  » offense à la moralité publique  » parce qu’un jeune homme s’y faisait déniaiser par une prostituée.

Il faut vraiment vouloir s’acharner contre Gürsel pour trouver que ses Filles d’Allah sont une insulte à l’islam. C’est au contraire une fable débordante de poésie, une sorte de parabole sur l’enseignement de Mahomet, qui devient un personnage de roman – crime suprême pour les bigots d’Istanbul. Quant au scénario, tissé comme un kilim, il brode ses multiples digressions entre passé et présent, entre le viie et le xxe siècle, avec un héros qui n’a pas de nom : Gürsel s’adresse à lui en le tutoyant, comme s’il était son alter ego. Ce qu’il raconte, c’est son enfance enchantée dans un village turc, sous l’aile protectrice de son grand-père, Hadji Rahmi, un avocat qui lui lisait le Coran et lui en faisait découvrir la mystérieuse magie, avec ses histoires rocambolesques et ses phrases  » entortillées  » – ce mot innocent a indigné les islamistes, alors qu’il exprime la vision d’un garçon de 8 ans qui peine à déchiffrer l’arabeà

De ce grand-père très croyant Gürsel brosse un portrait émouvant, avant de raconter comment, pendant la Première Guerre mondiale, un éclat de shrapnel lui arracha le bras gauche dans le désert alors qu’il combattait contre les troupes de Fayçal Hussein et de Lawrence d’Arabie. Rien d’injurieux dans tout ça, de même qu’il n’est pas offensant de faire intervenir au détour du récit un autre gamin gentiment déluré, Ismaïl,  » qui ne respecte pas le jeûne  » et qui préfère Tarzan aux imams.

Il donne la parole à trois déesses de légende

En contrepoint à ces histoires où se mêlent mythes et souvenirs, Gürsel donne la parole à trois déesses de l’Arabie préislamique, trois  » filles d’Allah « , qu’il ressuscite dans toute leur beauté sulfureuse. Al-Lat, la pulpeuse Aphrodite de l’Orient. Uzza, qui pensait que l’amour est plus fort que la guerre. Manat, qui décidait du destin des humains. A l’avènement de Mahomet, ces idoles de la Kaaba furent vouées aux gémonies. Mais Gürsel les réhabilite merveilleusement – au risque de passer pour un hérétique !  » Nous, les filles d’Allah, dira l’une d’elles, on nous a brisées en mille morceaux et il n’est resté que notre souvenir.  » Ce souvenir dérange les dévots enturbannés, mais Gürsel a voulu le partager avec ses concitoyens. En signant un vibrant hommage à trois femmes légendaires, nées libres dans un monde libre. Et qui ne l’est plus.

Les Filles d’Allah, par Nedim Gürsel. Trad. du turc par Jean Descat. Seuil, 315 p.

ANDRé CLAVEL

trois femmes légendaires, nées libres dans un monde libre. et qui ne l’est plus

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