Les traumatisés des  » maisons de l’horreur « 

Après la découverte d’une femme séquestrée par son père, dont elle a eu 7 enfants, l’Autriche plonge dans l’horreur. Ce fait divers, exceptionnel, renvoie à une réalité plus banale : celle des abus sexuels commis dans le cadre familial, avec des enfants victimes ou fruits d’un inceste…

Dans La Violence impensable, trois experts français (1) de l’inceste écrivent :  » A de rares exceptions près, tous ces hommes sont bien intégrés socialement et présentent une façade de respectabilité.  » A 73 ans, l’Autrichien Joseph Fritzl, un électricien père de sept enfants, correspondait à cette image. Mais, à la fin du mois dernier, on a découvert qu’il séquestrait une de ses filles dans une cave sommairement aménagée de son domicile d’Amstetten. Elisabeth  » vivait  » là depuis le 28 août 1984. Avec elle, trois des enfants nés de relations incestueuses. Le soi-disant grand-père élevait les trois autres quelques étages plus haut (un des enfants, décédé, a été incinéré par Fritzl). Dans cette  » maison de l’horreur « , sa femme assure n’avoir rien suspecté.

 » Les scénarios d’inceste dans des familles de type patriarcal, très fermées, qui pratiquent l’endogamie dans le confinement, sont devenus très rares « , assure le Dr Marc Gérard, pédopsychiatre, chef de clinique au CHU Saint-Pierre, à Bruxelles, et coordinateur de SOS enfants à l’ULB. En revanche, ce qui n’est pas exceptionnel, c’est ce type d’abus. Tous les intervenants de terrain le confirment : lorsqu’un enfant subit une agression sexuelle, celle-ci se produit dans le cadre intrafamilial, dans la majorité des cas. Au centre SOS Famille de Saint-Nicolas, en région liégeoise, dans 162 familles où diverses situations de maltraitance ont été découvertes, 18 concernaient des abus intrafamiliaux (en 2007).

 » Néanmoins, ne cherchez pas de chiffres précis pour évaluer le phénomène, ils ne refléteraient pas la réalité, prévient le Dr Emmanuel de Beckers, pédopsychiatre aux cliniques universitaires Saint-Luc, à Bruxelles. En effet, tributaire d’un long processus historique, le secret verrouille toujours l’inceste.  » L’agresseur peut être aussi bien le père que le beau-père, le frère ou même la mère ou la s£ur. Mais le cercle un peu plus élargi des abuseurs n’exclut pas le grand-père, l’oncle, la tante, le cousin… Avec, à la clé, des situations sordides où, comme l’explique le Dr de Beckers,  » un humain chosifie une victime inféodée, alors que cette dernière subit une double transgression : le non-respect de son intégrité physique et psychique, perpétré par une personne qui devrait la protéger « .

L’inceste ne survient pas comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Souvent,  » la déviance était déjà installée dans les générations précédentes : elle se répète. Ainsi, parfois, la mère, abusée dans son enfance et qui a gardé le secret, ou qui n’a pas été crue, peut rester dans le déni ou dans la soumission et confier son enfant à celui qui avait abusé d’elle « , remarque le Dr Marc Gérard.  » Cette agression prend rarement place dans une famille et/ou un couple qui fonctionnent bien « , ajoute le Dr Emmanuel de Beckers. En revanche, elle touche tous les milieux, y compris les plus favorisés.

 » Tous les papas font cela « , disent les agresseurs, eux-mêmes souvent victimes de ces abus, aux petites filles ou aux petits garçons – qui n’échappent pas, non plus, à ces abus.  » Je te fais ça parce que je t’aime « ,  » C’est notre secret « , insistent les autres,  » Si maman l’apprend, elle pleurera « ,  » Personne ne te croira « ,  » Tu seras placée et très malheureuse « ,  » Si je vais en prison, ton frère ne pourra plus faire d’études « , avertissent-ils… Les jeunes, qui se sentent coupables – c’est une des spécificités de l’inceste – sont piégés :  » Les abuseurs savent comment transmettre l’obligation du secret « , remarque Sophie Lachaussée, psychologue à SOS Famille, à Saint-Nicolas. De plus,  » l’inceste intervertit les rôles : la victime a peur d’être celle par qui le malheur arrive. Elle pressent les hauts risques qu’elle prend en parlant « , ajoute Lily Bruyère, coordinatrice à l’ASBL SOS Inceste, à Bruxelles, un service d’accueil pour adolescents et adultes (2).

De fait, à tout âge, briser le silence reste un pas difficile à franchir et lourd de conséquences. Cela le devient davantage encore lorsque – la situation n’est pas exceptionnelle – la mère ne croit pas l’enfant.  » En cas de déni, l’enfant devient victime une deuxième fois. Certains ne le supportent pas et se rétractent. Pour les autres, le placement, lorsqu’il est possible, mais il ne l’est pas toujours, devient sans doute la moins mauvaise des solutions « , précise Sophie Lachaussée.

A SOS Inceste, une personne par semaine, en moyenne, vient parler de son traumatisme, souvent pour la première fois.  » En majorité, il s’agit de femmes entre 16 et 40 ans, mais des hommes osent également pousser notre porte, détaille Lily Bruyère, coordinatrice. Assez fréquemment, les victimes rompent le silence parce qu’elles veulent sauver un autre membre de leur famille.  » Selon les demandes qui émergent lors des entretiens, des aides médicales, psychologiques ou juridiques sont proposées. Au pénal, l’inceste est prescrit dix ans après que la victime a atteint ses 18 ans. Mais porter plainte ouvre d’autres recours et permet, dans certains cas, de faire stopper des agressions contre d’autres enfants. Pourtant,  » les sentiments des victimes envers leur agresseur sont parfois très partagés. Certaines ont encore l’impression de le trahir : l’inceste crée de vraies confusions, de réels clivages chez sa victime « , remarque Lily Bruyère. Et puis, s’interroge Sophie Lachaussée, comment haïr son agresseur, le mettre hors de sa vie, lorsqu’il est de votre propre famille ?

L’inceste est un drame à tous les étages

Alors que toute la confiance de l’enfant à l’égard de l’adulte a vacillé, certains jeunes gardent leur secret. Au risque de passer un jour à l’acte, eux aussi, ou d’être entraînés dans la délinquance, la toxicomanie, l’anorexie, la boulimie, l’automutilation ou de finir dans un service psychiatrique :  » Leur image d’eux-mêmes est tellement mauvaise ! Ils semblent s’infliger parfois une forme d’auto-maltraitance supplémentaire et se mettent dans des situations de danger. L’inceste les a profondément blessés. Ils se sentent souvent sales, dévalorisés, avec une terrible impression d’isolement social et un immense sentiment de solitude, comme s’ils étaient en dehors de la société, ailleurs que dans le monde des humains « , analyse Lily Bruyère.

 » Lorsque des liens intimes, intenses, affectifs existent envers l’auteur d’un abus sexuel, il est encore plus douloureux et plus difficile de s’en sortir « , remarque le Dr Marc Gérard.  » Destructeur, l’inceste laisse une trace indélébile, une faille qu’il faudra intégrer pour pouvoir rebondir « , confirme le Dr Emmanuel de Beckers. Pourtant, insiste Lily Bruyère, des forces internes peuvent être réactivées à tout moment afin d’aider à surmonter cet acte, toxique pour toutes les générations de la famille. Le Dr Dominique Charlier, pédopsychiatre à Saint-Luc, le rappelle : l’inceste est un drame à tous les étages. Comme à Amstetten…

(1) Frédérique Gruyer, Martine Fadier- Nisse, Dr Pierre Sabourin, éd. Nathan.

(2) 02 646 60 73.

Pascale Gruber

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