Les secrets de Koen Dassen

La démission surprise de l’administrateur général de la Sûreté de l’Etat fait suite à un cafouillage monstre dans une affaire d’exportation de matériel sensible vers l’Iran

Rarement une démission a été entourée de tant de mystères ! A croire que le culte du secret, des entourloupes et des demi-vérités qui caractérise la chronique ordinaire de la Sûreté de l’Etat dans les médias déteint sur le personnel politique ! Le libéral flamand Koen Dassen dirigeait la Sûreté de l’Etat depuis octobre 2002, à la suite de la démission de la libérale francophone Godelieve Timmerman,  » assassinée  » par un rapport d’audit du Comité permanent de contrôle des services de renseignement (Comité R).

L’histoire se répète. Le lundi 30 janvier au matin, Koen Dassen rencontre le Premier ministre Guy Verhofstadt, s’assure du soutien de Patrick Dewael (VLD), ministre de l’Intérieur, qui l’intègre dans son cabinet comme expert international des migrations et de la lutte contre le terrorisme. Puis, le soir, il va présenter sa démission à la ministre de la Justice, Laurette Onkelinx (PS). Qui jure qu’il ne faut voir dans la décision de l’administrateur général que des motifs d’ordre  » personnel « … Mais avait-il le choix ?

Le 31 janvier, avec des mines de chats lapant la crème renversée, les membres de la commission sénatoriale de suivi du Comité R, présidée par Anne-Marie Lizin (PS), également présidente du Sénat, dévoilent le pot aux roses : un rapport déclassifié sur  » la manière dont la firme Epsi avait éventuellement été suivie par les services de renseignement dans le cadre de la lutte contre la prolifération « .

La CIA avertit

Ce rapport est sanglant pour la Sûreté de l’Etat. Elle s’est assise sur un renseignement de la CIA (Central Intelligence Agency) américaine relatif à l’exportation imminente d’un matériel potentiellement sensible vers l’Iran, en 2004. Mais le pire réside, sans doute, dans la manière dont le même service civil de renseignement a tenté de maquiller son  » erreur d’appréciation  » dans une note sur laquelle la ministre de la Justice, Laurette Onkelinx (PS), allait s’appuyer pour répondre, le 3 mai 2005, à une question parlementaire. Cinq mois après l’exportation litigieuse, quelques quotidiens, au nord et au sud du pays, avaient été mis opportunément au courant de ce cafouillage, amenant la députée Ecolo Muriel Gerkens à interpeller la ministre. La réponse de celle-ci fut laconique. Et pour cause : la Sûreté avait fait mine de ne pas voir de quelle exportation il s’agissait. Le jour même, la commission d’Anne-Marie Lizin demandait au Comité R d’ouvrir une enquête…

Rétroactes. Le 15 juillet 2004, l’ambassade américaine avertit le service civil de renseignement belge que la firme flamande Epsi (Tamise), spécialisée dans les applications à haute pression (presses isostatiques, pompes, outillages pour réacteurs, etc.), s’apprête à livrer une petite presse isostatique à une firme aéronautique iranienne. Elle demande à la Sûreté de prévenir le gouvernement et d’empêcher la livraison de ce matériel qui pourrait  » contribuer, même par inadvertance, à des programmes de missiles en Iran « . Le propre d’un service de renseignement est de se poser des questions. Après enquête auprès de la firme flamande, la Sûreté de l’Etat se laisse convaincre lentement – son rapport date du 5 octobre 2004 – que la presse isostatique ne peut pas être détournée à des fins militaires. Pendant tout ce temps, elle s’abstient de communiquer le résultat de ses recherches au service secret des Etats-Unis, pays  » ami « . Sur le plan intérieur belge, il existe un lieu stratégique où doivent s’échanger les informations sensibles : la Commission d’avis pour la non-prolifération des armes nucléaires (Canpan), dont font partie des fonctionnaires des administrations concernées (Energie, Economie, Affaires étrangères, Justice, Défense, Commerce extérieur, etc.) – mais pas les Douanes.

Feu vert flamand

Lors des réunions des 6 et 28 septembre 2004, le cas Epsi est évoqué abstraitement par le représentant de la Sûreté de l’Etat, sans que soient mentionnés au procès-verbal le nom de l’exportateur, le pays destinataire ou l’origine du message d’alerte (la CIA). L’affaire est cependant évoquée oralement. Le 28 octobre 2004, les Américains reviennent à la charge auprès de la Sûreté de l’Etat. Selon leurs informations, la livraison est imminente. Le même jour, ils envoient leur attaché des douanes prévenir l’administration belge des Douanes et Accises. Les cinq bureaux auxquels la firme Epsi a l’habitude de déclarer ses exportations (Saint-Nicolas, Anvers, Zaventem, Meer et Malines) reçoivent l’ordre d’arrêter le camion. Pas de bol ! Celui-ci passe tranquillement la frontière à Eynatten, vers l’Allemagne, le 3 novembre 2004. Ses papiers sont en règle. Une lettre de la Région flamande indique que la cargaison n’est pas à  » double usage  » (civil et militaire). Elle ne nécessite donc pas une licence d’exportation.

Cette vente à l’Iran était-elle légale au regard des traités internationaux que la Belgique a signés ? La question n’est pas tranchée et rouvre le débat sur la fiabilité des analyses de risques (ici, de prolifération nucléaire) opérées au niveau des Régions, sans grande expérience diplomatique ou de sécurité, parfois sous la pression d’intérêts économiques locaux. La Région flamande devra s’en expliquer. L’administration des Douanes et Accises, peu ou pas informée par la Canpan, n’a réagi qu’à la suite de l’intervention américaine du 28 octobre, mais insuffisamment puisque le camion est passé à travers les mailles du  » filet « . Lors d’une enquête ultérieure menée auprès d’Epsi, les Douanes ont cependant exclu l’hypothèse d’une fraude dans le chef de la firme de Tamise. Quant à la Sûreté de l’Etat, outre ses lenteurs et ses rétentions d’informations à l’égard des autorités, elle a omis d’avertir le Service général de renseignement et de sécurité (SGRS) de l’armée, beaucoup plus pointu qu’elle dans les domaines techniques. Un beau gâchis, à l’heure où tous les spécialistes plaident pour la création d’une  » culture du renseignement  » en Belgique.

Marie-Cécile Royen

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