Les robots prennent le volant

Ils ne boivent pas, ne s’endorment jamais, consomment moins de carburant… Les automates vont-ils révolutionner la conduite automobile ? De Google aux labos européens, les projets de cybercars sans chauffeur se multiplient. Reste à changer les mentalités !

Il est 17 heures : les rues qui bordent le Googleplex, le siège mondial de Google, à Mountain View, au c£ur de la Silicon Valley, commencent à s’embouteiller. Les employés quittent les immeubles de bureaux dispersés dans la verdure pour rejoindre les parkings, discutent sur les trottoirs avec leurs ordinateurs sous le bras, ou rentrent chez eux sur les petits vélos bleu-rouge-jaune-vert aux couleurs de la firme. Une Toyota Prius grise déboule sur Amphitheatre Parkway, l’avenue principale : rien ne distingue ce modèle hybride très populaire en Californie, sinon un curieux cône noir fixé comme un gyrophare éteint sur la galerie du toit. La berline dépasse prudemment deux cyclistes, s’arrête au feu rouge au carrefour de Huff Avenue et reprend sa route incognito. Personne ne semble avoir remarqué que le type à moustaches assis sur le siège conducteur a les yeux rivés sur un écran d’ordinateur à côté de lui et ne tient pas le volant. Pas étonnant : la  » Google car  » est connue comme le loup blanc dans le quartier, et tout le monde sait qu’elle se conduit toute seule. Au sens propre.

220 000 km pratiquement sans intervention humaine

Après avoir conquis le réseau informatique, Google s’attaque au réseau routier. Ses deux fondateurs, Larry Page et Sergey Brin, financent discrètement depuis quatre ans un projet de voiture totalement automatique, capable de se repérer dans l’espace et de circuler n’importe où sans aucune intervention humaineà tout en respectant les règles du Code de la route. Ils ont recruté une équipe d’une trentaine d’ingénieurs de haut vol, dirigée par un génie de la robotique, Sebastian Thrun, directeur du laboratoire d’intelligence artificielle de l’université Stanford. Six prototypes truffés d’électronique ont été mis au point à partir de modèles de série – comme la Prius – dont toutes les fonctions, y compris la direction, sont contrôlées par un ordinateur selon des données fournies par une batterie de caméras, de radars et de capteurs. Testée depuis plusieurs mois sur les routes de Californie (avec au moins un ingénieur à bord pour parer à toute éventualité, et pour des raisons légales) la Google car a déjà parcouru 220 000 kilomètres pratiquement sans intervention humaine.

 » Les accidents de la route font plus de 1 million de morts par an dans le monde et 90 % d’entre eux sont causés par une erreur humaine, constate l’informaticien Brad Templeton, directeur de l’Electronic Frontier Fondation et consultant dans l’équipe de Sebastian Thrun. Il est temps d’arrêter cette hécatombe en laissant les ordinateurs conduire : ils sont aujourd’hui capables de se débrouiller bien mieux que nous dans cette tâche fastidieuse, ils ne boivent pas, ne se droguent pas, ne s’endorment pas au volant et voient parfaitement dans le brouillard !  » La cinquantaine bedonnante, barbe de capitaine Haddock, cet évangéliste de l’automatisme affirme que les cybercars, les voitures intelligentes, vont bientôt bouleverser l’univers automobile et celui des transports en général.  » Elles peuvent réduire de moitié la mortalité routière, la consommation de carburant et, en se garant toutes seules, l’espace occupé dans les parkings.  »

Bon nombre d’experts à travers le monde partagent cette utopie technophile et n’ont pas attendu Google pour commencer à la réaliser. La Prius de Mountain View n’est que la dernière en date d’une longue liste de voitures autonomes déjà construites et testées depuis une décennie des deux côtés de l’Atlantique. Des dizaines de laboratoires et d’universités américains ont participé entre 2004 et 2007 aux Darpa-Challenges, une compétition organisée par l’agence de recherche de l’armée américaine (Darpa), offrant un prix de 2 millions de dollars aux véhicules capables d’effectuer sans pilote un parcours d’une centaine de kilomètres à travers le désert. Aucun de ceux engagés lors de la première édition n’est parvenu à franchir la ligne d’arrivée. Mais on comptait trois vainqueurs l’année suivante, et plus de la moitié (6 sur 11) des cybercars en lice en 2007 ont brillamment fini la course qui se déroulait cette fois dans un décor urbain reconstitué sur une base militaire.

Mais ce sont les ingénieurs européens qui, tout chauvinisme mis à part, ont été les pionniers de la robotisation automobile. En 1995, une Mercedes aménagée par des chercheurs de l’université de Munich, associés à Daimler Benz dans le cadre du programme de recherche européen Prométhée, a parcouru sans intervention 1 000 kilomètres entre Munich et Copenhague, avec des pointes à 175 kilomètres-heure sur les autoroutes allemandes. Plus récemment, en 2010, une camionnette électrique conçue par une équipe italienne du VisLab (université de Milan) a accompli un époustouflant périple de 13 000 kilomètres entre l’Italie et la Chine, avec une intervention humaine en moyenne tous les 160 kilomètres – un résultat remarquable, compte tenu de la piètre qualité du réseau routier (et de l’absence de cartes GPS) dans certains des pays traversés. Enfin, le 21 juin dernier, quatre prototypes (deux voitures, un camion et un autobus) équipés de pilotes automatiques ont été présentés à Boras, en Suède, par les 17 industriels et laboratoires européens associés dans le projet HAVEit (Highly Automated Vehicles for Intelligent Transport).

Multiplier par quatre la capacité du réseau routier

Le  » transport intelligent  » est devenu une priorité pour les Etats et les constructeurs automobiles, qui investissent massivement dans la recherche pour automatiser la conduite, mais aussi afin d’interconnecter les véhicules entre eux ou gérer la circulation.  » Comme le trafic ne cesse d’augmenter, les pouvoirs publics sont de plus en plus réticents à financer de nouvelles infrastructures, explique Michel Parent, directeur de l’Institut national de recherche en informatique et auto-matique (Inria), à Rocquencourt (Yvelines). L’informatique est le seul moyen d’utiliser plus efficacement celles qui existent.  » Coordinateur de plusieurs projets européens de cybercars, le Français estime qu’il serait théoriquement possible de multiplier par quatre la capacité du réseau routier actuel sans risque pour la sécurité en utilisant toutes les ressources possibles de la technologie. Mais il ne s’agit encore que d’une utopie. Les logiciels qui permettent à la Google car de circuler peuvent reconnaître un piéton au bord d’un trottoir, mais pas encore deviner s’il s’apprête ou non à traverser. Sans parler de l’alcoolique qui zigzague sur un vélo ou des cerfs traversant les routes de campagne.  » Au mieux, on arrive à 95 % de détection, ce qui est encore inacceptable, car chaque erreur peut coûter une vie.  »

Si la technique avance à grands pas, il n’en va pas de même pour la réglementation. Les règles de base de la circulation routière sont régies par la convention de Vienne de 1968. Celle-ci stipule notamment que le conducteur est responsable à tout moment du comportement du véhicule. Ce qui interdit de faire circuler des voitures sans personne à bord (il faut un responsable, même s’il ne conduit pas). Des discussions sont cependant entamées pour réviser la convention afin de pouvoir homologuer les systèmes d’assistance à la conduite.  » Les constructeurs ont tous dans leurs cartons des projets de véhicules totalement autonomes, mais refusent d’en parler tant que cette question ne sera pas réglée, explique Arnaud de La Fortelle, directeur du laboratoire de robotique de l’école des mines ParisTech. En attendant, il est toujours possible d’utiliser des véhicules sans chauffeur dont la vitesse est limitée à 25 kilomètres-heure, car ces derniers ne sont pas concernés par la convention de Vienne.  » De nombreuses cybercars répondant à cette exigence sont déjà en service sur des espaces privés ou des parcours protégés, comme ceux qui transportent les visiteurs du parc d’attractions Vulcania, dans le Massif central, ou les voyageurs de l’aéroport londonien d’Heathrow. A La Rochelle, l’Inria expérimente une navette robotisée pour assurer la liaison avec un bus sur un parcours de 2 kilomètres.

Aux Etats-Unis aussi, le verrou réglementaire est en passe de se desserrer : les avocats et les lobbyistes de Google ont réussi à déposer une proposition de loi qui sera prochainement soumise aux électeurs du Nevada : un vote positif ferait de cet Etat le premier à donner un statut spécial aux cybercars leur permettant de circuler en mode automatique.

Place à la mobilité connectée

 » L’informatique ne va pas seulement révolutionner la conduite, mais aussi tous les autres moyens de transport, reprend Michel Parent, le directeur de l’Inria. L’avenir n’est plus au tout-voiture, mais à la mobilité connectée : des systèmes permettant de combiner le plus efficacement possible le train, le métro, l’autobus, le vélo ou le covoiturage en fonction d’un itinéraire donné. La voiture ne sera plus vraiment possédée, mais va devenir un service à la demande. Cela implique un changement de mentalité considérable et une révolution des comportements. « 

Déjà pressurés par les radars, les automobilistes vont-ils accepter de confier leur sacro-saint volant aux robots ? Renoncer au plaisir de conduire ? Accepter de payer plus cher les équipements destinés à les remplacer ? Rien n’est moins sûr, comme en témoigne le dernier spot télévisé du constructeur américain Dodge pour son modèle de sport Charger. On y voit (1) un humain excédé arracher la tête du droïde installé au volant de sa voiture avant de s’asseoir à sa place, avec un sourire satisfait.  » Les robots ne prendront jamais nos voitures « , prévient le slogan final.

(1) http://www.youtube.com/watch?v = Qw7_UTk0d6Y & feature = player_ embedded

GILBERT CHARLES

La voiture ne sera plus vraiment possédée, mais va devenir un service à la demande

Les accidents font plus de 1 million de morts par an. Il est temps d’arrêter cette hécatombe

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire