Les risques du métier

Chaque année, quelque 240 000 personnes sont victimes d’un accident du travail, grave ou bénin. Même si la loi les protège, leur parcours ressemble fort à celui du combattant

L’avocat soupire.  » La prévention a de beaux jours devant elle: le nombre et la gravité des accidents du travail ne cessent d’augmenter. Les employeurs et les assureurs auraient pourtant tout intérêt à ce que la situation s’améliore!  » De fait. Les accidents survenus sur le lieu professionnel ou sur le chemin du travail coûtent cher aux entreprises, tenues, depuis 1971, de s’assurer contre ce type de risque. En 2001, cette obligation leur a coûté, en primes, 890 millions d’euros. Impressionnant, ce montant ne suffit pourtant pas à couvrir l’indemnisation des accidents. En moyenne, chaque victime d’un accroc au travail avec incapacité totale ou partielle touche 6 000 euros. Les victimes? Ce sont ces ouvriers de Cockerill Sambre, tués dans une explosion, en octobre 2002. Ces 5 maçons sur lesquels une dalle de béton s’est écroulée, à Malines, quelques semaines plus tard. Ou cette jeune femme dont le pull s’est pris dans l’engrenage d’une mélangeuse de peinture. Seule dans l’entreprise au moment des faits, elle est morte étranglée.

D’année en année, les accidents du travail se font plus nombreux. En 2001, on en a recensé quelque 242 000 (dont 232 mortels et 16 350 graves).  » Beaucoup de travailleurs ne déclarent pas les accidents de moindre importance, explique l’avocat Gilbert Demez. Dans des secteurs à risques, comme la construction ou la sidérurgie, ils s’habituent tellement au danger qu’ils rechignent à porter des gants, des lunettes ou des casques. » Manifestement, il arrive que les employeurs, rebutés par les démarches administratives ou effrayés à l’idée de voir leurs primes d’assurance augmenter, fassent également pression sur leur personnel pour que certains accidents restent tus.

« La loi présume qu’un accident survenu sur le lieu de travail est dû au travail, explique Jean-Pierre Delchef, inspecteur social au Fond des accidents du travail (FAT). C’est à l’assureur de l’employeur de prouver le contraire. » Un salarié – ce sont majoritairement des ouvriers et des jeunes qui sont concernés – victime d’un accident du travail est automatiquement indemnisé, quel qu’en soit le responsable, sauf si le geste est délibéré, ce qui est rarissime. En cas de problème chez un patron non assuré, c’est le FAT qui assure l’indemnisation de la victime, avant de se retourner contre l’employeur défaillant. Chaque année, une centaine de ces cas se présentent.

Pas de préjudice!

A l’inverse, les compagnies d’assurances refusent annuellement quelque 16 000 dossiers, arguant que les mésaventures en question ne sont survenues, par exemple, ni dans le cadre du travail, ni pendant les heures de travail. Dès qu’un accident est reconnu comme tel, les médecins-conseils des assureurs et les éventuels médecins de recours des victimes se mettent à l’ouvrage. Il s’agit d’abord, pour eux, de fixer le taux d’incapacité (temporaire ou permanente) du travailleur. Ils sont armés, pour ce faire, du très célèbre BOBI, le barème officiel belge des invalidités, qui dresse la liste de toutes les invalidités possibles et imaginables et de leur taux d’invalidité respectif (voir ci-dessous).

En cas d’invalidité permanente, les médecins experts déterminent ensuite le taux d’incapacité économique de la victime, c’est-à-dire son inaptitude à gagner sa vie en travaillant. Ce pourcentage, calculé sur la base d’un salaire annuel maximal de 25386 euros en 2002, tient compte de divers critères, comme les qualifications professionnelles, l’âge, les lésions, mais aussi les possibilités de recyclage de la victime sur le marché de l’emploi. L’indemnité versée au travailleur lui est acquise jusqu’à la fin de son existence et est indexée lorsque le taux d’incapacité permanente est supérieur ou égal à 16%. « Même s’ils sont parmi les plus élevés d’Europe, ces dédommagements ne sont pas très importants, estime Me Gilbert Demez. Mais, si l’on veut qu’ils soient revus à la hausse, il faut augmenter les primes. » Le discours est plus nuancé chez les assureurs, qui estiment, sans surprise, que l’indemnisation est globalement correcte.  » Pour les cols bleus, les rentes sont satisfaisantes, assure Wauthier Robyns, directeur de l’Union professionnelle des entreprises d’assurances (UPEA). Elles le sont moins pour les cols blancs. » Dès lors, certaines entreprises n’hésitent pas à déplafonner le salaire maximum sur lequel sont calculées les indemnités, en faveur de leurs cadres. En cas d’accident du travail, les sommes qui leur seront proposées seront nettement plus intéressantes que pour d’autres salariés. « Les travailleurs qui ont une valeur économique élevée sont effectivement favorisés, constate Patrick Cauwert, le secrétaire général de la Fédération des courtiers d’assurances. C’est le système qui veut ça. »

En accident du travail, aucun préjudice particulier (moral, esthétique ou d’agrément) n’est pris en considération dans l’indemnisation de la victime. « En Italie, en revanche, les cicatrices disgracieuses interviennent dans le calcul du dédommagement, indique Wauthier Robyns, et davantage encore si l’on est une femme célibataire.  »

En cas de décès d’un salarié dans le cadre de son travail, certains de ses proches (conjoints, enfants, petits-enfants, parents, etc.) ont légalement droit, sous certaines conditions, à une indemnisation sous forme de rente, permanente ou temporaire. Celle-ci est calculée sur la base du salaire de la victime durant l’année précédant l’accident: 30% pour le conjoint, 15% pour chaque enfant, 15% pour les frères et soeurs, etc. Le tout, indépendamment de la situation socio-économique de chacun.

« C’est une matière éminemment complexe, reconnaît Jean-Pierre Delchef (FAT). Si un assureur considère qu’une crise cardiaque survenue au bureau ne constitue pas un accident du travail, il devra faire la preuve qu’elle se serait produite de toute manière, là ou ailleurs. » Généralement, la reconnaissance de l’accident du travail semble susciter moins de contestations de la part des assureurs qu’autrefois, contrairement aux accidents survenus sur le chemin du travail. Sans parler des fraudes ou des tentatives de fraude. En cas d’accident du travail avec incapacité temporaire, la compagnie d’assurances verse à la victime une indemnité qui équivaut à 90 % de son salaire. Alors que, si l’accident survient dans sa sphère privée, il n’en touche que 60 %. Il est donc financièrement plus intéressant de prétendre que l’on s’est cassé le pied le lundi matin, en partant au travail, que de reconnaître que l’accident s’est produit la veille, lors d’un match de footballamical !

Dans le meilleur des cas, les deux parties (compagnie d’assurances et victime) tentent de se mettre d’accord à l’amiable. La proposition d’indemnisation avancée par l’assureur doit alors être signée par le salarié et par son médecin de recours. Mais le dernier mot revient au FAT, qui donne -ou non- son feu vert à la transaction. Si le Fonds est insatisfait (3 % des cas), le dossier est renvoyé à la compagnie, qui est priée de formuler une nouvelle proposition. « Il y a un déséquilibre des forces en présence entre les assureurs et les travailleurs, fort isolés dans la défense de leurs intérêts, constate Me Gilbert Demez. Les victimes doivent savoir que les assureurs ne sont pas là pour les défendre. »

« J’ai peur »

C’est seulement en cas de désaccord total entre les parties, soit dans 20 % des dossiers environ, que le dossier aboutit au tribunal du travail, où trois juges, non médecins, tranchent. Au besoin, ceux-ci peuvent faire appel à des experts judiciaires ou même à un collège d’experts. Un recours en appel est toujours possible devant la cour du travail ou, en dernier ressort, devant la Cour de cassation. « Un dossier se règle en moyenne en deux ans et demi, indique Jean-Pierre Delchef. Un cas très simple, sans incapacité permanente, peut être clôturé en trois mois. »

Les dossiers restent de toute manière ouverts jusqu’au décès de la victime. Durant les trois années qui suivent l’accident -la période de révision-, les taux d’invalidité et d’incapacité peuvent être réexaminés et réadaptés si l’état du patient s’aggrave ou s’améliore. Ensuite, une procédure en aggravation reste toujours possible, à la demande du travailleur.

Quand, enfin, la procédure se termine, tout n’est pas gagné pour les victimes. Car beaucoup d’accidentés, devenus invalides, ne peuvent reprendre leur travail. Or leur employeur n’est pas tenu de leur proposer un emploi adapté. Marqués dans leur chair, ces travailleurs le sont aussi, souvent, dans leur tête. « Mon accident a marqué un coup d’arrêt dans ma vie. Dans un tel cas, on a besoin d’une aide morale et psychologique », témoigne l’un d’eux. « J’ai peur, répond un autre, en écho. Une peur que je ne connaissais pas auparavant… »

L.v.R.

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